Reyns-Chikuma, Chris (éd.). 50 ans d’histoire des éditions Glénat. Des marges bédéphiliques au centre économique en passant par une quête du capital symbolique
Reyns-Chikuma, Chris (éd.). 50 ans d’histoire des éditions Glénat. Des marges bédéphiliques au centre économique en passant par une quête du capital symbolique. Presses Universitaires de Liège, 2021.
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Mots-clés :
bande dessinée, Bande dessinée, Glénat, comics, comic book, culture populaire, littérature populaireTexte intégral
1Huitième volume de la collection ACME des Presses Universitaires de Liège, 50 ans d’histoire des éditions Glénat est un ouvrage collectif dirigé par Chris Reyns-Chikuma, professeur à l’université de l’Alberta spécialisé dans les narrations graphiques, en particulier originaires du Canada. Ce collectif réunit des chercheurs en Histoire, en littératures et en arts autour du cinquantenaire des éditions fondées par Jacques Glénat, en forme de bilan dont le sous-titre, « des marges bédéphiliques au centre économique en passant par une quête du capital symbolique », dresse un programme chargé pour un ouvrage de plus de deux cents pages, découpé en sept chapitres accompagnés par les traditionnelles introduction et conclusion, ainsi que d’une notable préface de Bart Beaty, professeur à l’université de Calgary. Comme celui-ci le souligne, le pari est tenu dans ce travail novateur qui, dans une logique industrielle, sait remettre l’éditeur à sa – bourdieusienne – place dans le champ culturel sans pour autant oublier le contenu des albums et revues Glénat. Mais quelle est cette place ? Quel rôle cette maison d’édition a-t-elle joué, et joue encore, dans le monde complexe des narrations graphiques ? À la complexité du champ répond celle de la maison Glénat, à laquelle il serait bien impossible d’attribuer un style caractéristique et durable. Position assumée qui en fait un sujet d’étude d’autant plus intéressant mais complexe, peut-être au point de décourager certains chercheurs, une ironie relevée par Bart Beaty alors qu’avec ses Cahiers de la bande dessinée, Glénat occupe une place centrale dans le développement de la critique de la BD dans le monde francophone.
2L’introduction très riche de Chris Reyns-Chikuma rappelle la nécessité pour les études des narrations graphiques de dépasser la focalisation sur l’auteur et l’œuvre pour entrer pleinement dans les logiques industrielles qui sous-tendent les éditeurs mainstream, les narrations sérielles et les médiateurs culturels. Si le fil conducteur de la « tension entre légitimation et commercialisation » (17) peut sembler classique, c’est d’une part dans le cadre d’une étude du cas Glénat sans précédent, et d’autre part pour mieux la remettre en cause lorsque c’est nécessaire. Le maître d’œuvre du volume s’attarde notamment sur la double nature artisano-industrielle de l’album tel que le conçoit Jacques Glénat, ainsi que sur son influence dans l’établissement d’une critique professionnelle via les Cahiers dans les années 1970, puis sur la présence de Glénat à l’avant-garde du mouvement d’édition du manga en France dans les années 1990.
3Dans le premier chapitre, Philippe Capart livre le portrait que le jeune Jacques Glénat-Guttin donne de lui-même dans sa correspondance avec Alain Van Passen à la fin des années 1960. Derrière le collectionneur semble déjà poindre l’homme d’affaires lorsqu’il s’agit d’échanger des illustrés d’avant-guerre avec son correspondant, et déjà également l’habitude de se défendre de ce qualificatif. Très rapidement, cette volonté d’accumuler donne naissance à celle de classer, de mieux appréhender l’histoire éditoriale de certaines publications, comme le journal Spirou. Par ailleurs, dans cette logique marchande qui l’anime déjà, Glénat donne plus de valeurs à certaines publications, comme Fantax, lorsqu’elles ont connu les affres de la censure. Bien au courant de l’action de la Commission de surveillance des publications destinées à la jeunesse en France, il semble toutefois ne pas tellement porter d’intérêt aux comics américains d’après-guerre à ce moment de sa carrière (on serait tenté de penser que c’est toujours le cas au regard de la situation actuelle du label Glénat comics). Maël Rannou le confirme, plaçant Jacques Glénat-Guttin du côté des collectionneurs nostalgiques qui rapidement ne cherche plus à s’inscrire dans une critique de l’actualité ou dans le mouvement naissant de la théorie des narrations graphiques. Surtout, Jacques Glénat-Guttin devient l’éditeur Glénat, passant pour cela par une phase nécessaire de réécriture de l’histoire, et par la mise en adéquation de ses décisions avec la réalité du marché qui signe souvent la fin de ses fanzines.
4Erwin Dejasse poursuit ce travail d’analyse du rapport de Jacques Glénat à la critique avec l’étude des Cahiers de la bande dessinée parus entre 1984 et 1988, sous la direction de Thierry Groensteen. Durant cette période, la formule révisée de la publication laisse la part belle aux textes théoriques, ambition qui engendre le rassemblement d’une équipe éditoriale dont les écrits font date pour ce domaine d’étude (les auteurs, sur le plan épistémologique, sont de la deuxième génération d’étude sémiotique de la bande dessinée). Cette nouvelle génération est aussi celle d’un recentrement vers la production franco-belge – en contre-point de prédécesseurs pour qui l’âge d’or se formait essentiellement autour des comic strips américains édités dans l’Europe d’avant-guerre. Malgré ce tropisme, Erwin Dejasse note à quel point les Cahiers période bruxelloise constituent déjà une ouverture à l’international, à la fois par leur réseau de correspondants en-dehors de la francophonie et leurs numéros consacrés aux États-Unis, à l’Italie et à l’Espagne. Sans doute le point fort bien démontré ici, la revue fait alors œuvre patrimoniale, à la fois par la recherche d’œuvres anciennes et la recension des publications de ce type par un éditeur comme Futuropolis. À cela s’ajoute une forme de schisme de la critique, séparant la rédaction de la revue qui va de plus en plus vers l’avant-garde des narrations graphiques, et un autre groupe de critiques – incarné notamment par la rédaction de Circus – dont le canon, plus restrictif encore, se limite à celui de l’école franco-belge. Dejasse résume cette situation par une formule simple mais éclairante, celle de l’opposition entre « chronique égalitaire » et « histoire discriminante » (72), les Cahiers s’inscrivant résolument dans cette dernière, revendiquant que toutes les narrations graphiques ne sont pas objets artistiques et qu’il faut exclure du discours les « simples produits commerciaux ». Comme par un effet retour, les Cahiers se retrouvent à leur tour rejetés : leur entreprise de critique, qui se veut élaborée, est fortement rejetée par une partie de leurs confrères et du public car considérée comme trop intellectualisante, jargonneuse et même absurde ! Et, paradoxalement, d’autres vont estimer que les Cahiers ne vont pas assez loin, qu’ils ne sont pas assez radicalement orientés vers une bande dessinée indépendante, voire expérimentale. Erwin Dejasse cite notamment Jean-Christophe Menu refusant ce qui est « galvaudé par le divertissement »… Une position diamétralement opposée à celle de Jacques Glénat et qui reste certes marquante pour l’histoire de la critique mais qu’il ne faut sans doute pas surestimer dans le fonctionnement du champ mondial des narrations graphiques.
5 Sylvain Lesage, maître de conférences à l’université de Lille, aborde ensuite le cas de la revue Vécu, support de prépublication pendant près d’une décennie pour Glénat de récits historiques en bandes dessinées. L’historien met en regard l’évolution de cette publication et les débats historiographiques qui ont lieu en France dans les années 1980 et 1990. Il démontre d’abord que Vécu est plutôt un projet éditorial destiné à nourrir une collection de bande dessinée historique chez Glénat qu’un projet de presse – secteur qui s’étiole dans les années 1980 pour les narrations graphiques. Ce projet est également replacé dans les « recompositions du champ de l’histoire » (106) par l’association avec Robert Laffont, éditeur généraliste qui veut consolider sa position dans ce secteur éditorial. Toutefois, contre le didactisme, Vécu veut avant tout, comme l’indique son premier éditorial, « montrer que l’Histoire, c’est aussi l’Aventure ». Sylvain Lesage dégage deux périodes dans l’histoire de la revue : une première où le « dire vrai » est revendiqué, suivie d’une seconde où l’histoire devient contextuelle. Des premières revendications ne reste plus qu’un « dialogue inabouti avec l’histoire académique » (109) et une revue qui s’inscrit dans l’histoire-récit rejetée par l’école des Annales, et dont les bandes vont avant tout recréer du sensible. Avec cet article qui serait à poursuivre par un travail de fond dans les archives de Glénat, Sylvain Lesage ouvre un pan méconnu des liens entre narrations graphiques, histoire et, surtout, historiographie.
6 Le quatrième chapitre, écrit par Florian Moine, auteur d’une thèse consacrée à Casterman, propose une comparaison entre cet éditeur et Glénat des années 1970 à 1990. Il brosse un portrait de Jacques Glénat en éditeur-entrepreneur qui parvient à se faire une place dans un monde fermé, peut-être encore plus lorsque l’on a un ancrage provincial, en contraste avec Casterman, maison familiale ancienne installée à Tournai, en Belgique. Ce sont aussi des similitudes qui sont pointées par l’auteur, en particulier avec l’évolution de Glénat en éditeur familial dans les années 2010 et par la situation périphérique des deux structures. Le rapport à la bande dessinée diffère toutefois au regard des stratégies éditoriales. Alors que Casterman va vers ce secteur dans un souci de diversification, Glénat entame sa carrière en éditeur patrimonial, « un choix économique contraint » (122). Pour les deux maisons, la construction du catalogue passe aussi par la presse et la prépublication, sans doute l’un des aspects les plus intéressants de cette comparaison. Plus encore, la sérialité dans laquelle Glénat inscrit son catalogue le placerait, plus que son concurrent, dans la « para-littérature ». Si le terme est discutable, l’auteur montre bien que la stigmatisation culturelle du grenoblois est bien difficile à démontrer au-delà de l’accueil critique. Glénat se sort même mieux de la crise des années 1990 grâce à l’édition pour la jeunesse en librairie, dont les succès sont renforcés par les adaptations : Mafalda, cas précurseur, mais surtout Dragon Ball et Titeuf. Cette diversification passe également par le rachat d’autres maisons comme Zenda, en 1994, intégrant ainsi l’éditeur français de Watchmen et V for Vendetta.
7 Bounthavy Suvilay approfondit dans le chapitre suivant la question de la diversification en analysant comment Glénat a agi pour faire évoluer la réception du manga en France en renégociant sa position dans le champ éditorial, adoptant ainsi des stratégies fructueuses. La première est bien sûr de se poser en découvreur des narrations graphiques japonaises avec la publication d’Akira. Si Glénat obtient bien les droits de l’œuvre d’Otomo, ce n’est pas une découverte hasardeuse mais bien une stratégie établie que de publier un manga adressé au public adulte, alors cœur de cible du marché français. Suvilay démontre même que ce transfert culturel ne marque pas un intérêt particulier de Glénat pour la production japonaise, mais qu’il s’agit avant tout d’atteindre une diversification à peu de frais en se basant sur l’édition américaine du titre, recolorisée par Steve Oliff pour Marvel. S’il n’est pas le premier manga, c’est bien Dragon Ball qui fonde une véritable collection chez l’éditeur, fort d’un succès transmédiatique grâce à la diffusion de l’animé par le Club Dorothée en France. Si Glénat se positionne dès lors comme « leader d’une forme de contre-culture » (138), sa politique éditoriale reste celle de la domestication, voulant rendre le manga accessible à tous et non à une marge, tout en usant pour cela d’un produit culturel mainstream. Toutefois, ce positionnement est rapidement remis en cause par les éditeurs concurrents, qui misent consciemment sur l’exotisation dans leurs stratégies de publication, ou au contraire sur la littérarité comme Casterman avec Jiro Taniguchi. Autres éléments venant remettre en cause la politique éditoriale de Glénat manga, sa dépendance à quelques titres majeurs dont l’animé est diffusé à la télévision – aspect que l’éditeur ne maîtrise pas – et la crise économique de 2008 qui touche le secteur, suivie d’une crise du papier et de la distribution dans la décennie suivante qui renforcent le mouvement de concentration éditoriale. Suvilay évoque également la stratégie consistant à produire des manfras Afin d’échapper à cet état de dépendance aux ayants droits japonais.
8 Maël Rannou s’intéresse ensuite à un autre aspect de la diversification éditoriale avec la série Titeuf et son effet générationnel, des débuts modestes du héros de Zep au succès éditorial, critique et transmédial. Si Titeuf s’inscrit clairement dans un registre connu, celui des « sales gosses », la série constitue un élément de diversification pour l’éditeur dans les années 1990, alors encore divisé entre bande dessinée historique et manga. Le héros à la mèche devient le support d’une collection, « Tchô la collec », destinée à la jeunesse et partageant un imaginaire, un humour et même un vocabulaire. Malgré des ventes en baisse, bien que toujours satisfaisantes, Titeuf est aussi devenu un objet légitimé, présent dans les bibliothèques, les écoles, à la Cité des Sciences et de l’Industrie en 2007, etc. Zep a même été récompensé par le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2014. Maël Rannou analyse ensuite la présence de Titeuf en presse, par le magazine Tchô !. Si ce n’est pas un best-seller, le magazine est publié pendant plusieurs années, évoluant dans son format, se détachant aussi de Titeuf pour assurer un autre succès jeunesse avec Lou !.
9 Avant de conclure, Chris Reyns-Chikuma livre un dernier chapitre sur la question de la légitimation de Glénat. Partant du constat que l’éditeur rate le tournant du roman graphique des années 1990, l’auteur montre comment Glénat compense ce manque en se tournant vers des projets prestigieux de lieux le faisant entrer dans le processus d’artification. Le premier d’entre eux est l’achat et la restauration du couvent Sainte-Cécile à Grenoble en 2005, choix économique et esthétique. La revalorisation du patrimoine local devient mise en relief de la culture catholique de Jacques Glénat, mais aussi moyen de consécration du livre et des héros maison. Avec environ deux expositions par an, le couvent devient aussi galerie, se partageant entre artistes locaux et auteurs Glénat, entre art légitimé et « non-art » (170). Suivant Éric Maigret, Chris Reyns-Chikuma remarque toutefois les limites d’une telle opération, les narrations graphiques n'y étant pas reconnues pour elles-mêmes mais par association seulement. Enfin, le cas de la galerie Glénat située dans le quartier du Marais, à Paris, est abordé. Cas unique de galerie possédée par un éditeur de bande dessinée, elle n’est toutefois pas très différente d’une galerie d’art classique en ce qu’elle ne consacre presque jamais d’exposition aux planches, préférant le plus souvent montrer des tableaux.
10 Enfin, Chris Reyns-Chikuma conclut l’ouvrage sur le cinquantenaire de Glénat, dont on ne sait trop s’il faut considérer la date de naissance 1969 ou 1974. À ce flou, cette réécriture de l’entreprise éditoriale, répond parfaitement cet ouvrage. Par sa perspective bourdieusienne, il permet d’entrer dans une logique industrielle qui apparaît inévitable à qui veut comprendre le monde des narrations graphiques. Le maître d’œuvre rappelle également que ce n’est qu’un début et qu’il reste beaucoup à dire sur Glénat. Un certain nombre de collections et de revues sont ici laissées de côté et mériteraient leur propre analyse. On regrettera particulièrement l’absence d’un chapitre sur les comics chez Glénat, dont l’histoire est complexe, allant de la collection Comics USA de Fershid Bharucha (1987-1995) au double échec du label Glénat comics dans les années 2000, en passant par les liens plus étroits tissés avec Disney qui donnent lieu à des créations originales comme à une importante collection patrimoniale centrée sur des auteurs comme Carl Barks, Don Rosa ou Floyd Gottfredson. Si l’on ne peut ignorer ces manques – pointés par le directeur de la publication lui-même – et quelques soucis de forme (l’ouvrage compte un certain nombre de coquilles, d’erreurs de mise en page, etc.), ils ne sauraient mettre en cause l’importance de ce travail collectif réellement novateur sur cet éditeur et même sur un secteur, celui des narrations graphiques assumées comme commerciales, encore trop ignorés des sphères académiques.
Table des illustrations
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Pour citer cet article
Référence électronique
Pierre-Alexis Delhaye, « Reyns-Chikuma, Chris (éd.). 50 ans d’histoire des éditions Glénat. Des marges bédéphiliques au centre économique en passant par une quête du capital symbolique », Belphégor [En ligne], 20-1 | 2022, mis en ligne le 07 juillet 2022, consulté le 31 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/belphegor/4777 ; DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.4777
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