“Euronoir Ltd.” ? Deux décennies d’import/export de fiction criminelle vues de France
Texte intégral
- 1 Barry Forshaw, Euronoir. The Pocket Essential Guide to European Crime Fiction, Film and TV, Londres (...)
- 2 Le travail présenté dans cet article a été mené dans le cadre du projet H2020 DETECt (« Detecting T (...)
- 3 Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérat (...)
- 4 La Littérature au laboratoire, Franco Moretti dir., Paris, Ithaque, Collection Theoria Incognita, 2 (...)
- 5 Franco Moretti, Atlas du roman européen 1800-1900, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2000, p 10.
- 6 Ibid, p 11.
1La nébuleuse notion d’« Euronoir » jouit d’une certaine reconnaissance médiatique depuis l’essai journalistique de Barry Forshaw, qui l’a en quelque sorte labellisée1. Souhaitant questionner de manière critique cette appellation, qui dans sa saisie unifiante pourrait relever pour partie de la prophétie auto réalisatrice, nous viserons dans cet article à en éprouver la validité, en appréhendant les phénomènes amalgamés sous cette étiquette par un distant reading outillé numériquement2. Conformément aux perspectives dessinées de manière pionnière par Franco Moretti3 et approfondies par son équipe de Stanford University4, les graphiques, cartes et statistiques, élaborés à partir d’un questionnement raisonné du « big data » disponible, peuvent en effet constituer selon nous des « instruments analytiques qui démontent l’œuvre d’une façon inhabituelle et imposent de nouvelles tâches à l’intelligence critique »5 ; ces « expériences », qui réussissent si elles reposent « sur un travail préliminaire d’abstraction et de quantification »6, peuvent de fait permettre de porter un regard renouvelé, sinon inédit, sur des phénomènes massifs de production, diffusion et circulation des fictions médiatiques, que le seul close reading textualiste peine à saisir autrement que de manière parcellaire et intuitive.
- 7 Gisèle Sapiro, “Globalization and cultural diversity in the book market: the case of literary trans (...)
- 8 https://www.detect-project.eu/portal/authors/
- 9 Les analyses présentées dans cet article n’ont été possibles que grâce à l’engagement sans failles (...)
2C’est dans cette optique qu’a été menée, parmi d’autres chantiers dont ce numéro de Belphégor rend compte, une étude centrée sur les processus d’import-export des fictions criminelles imprimées européennes vus à travers le prisme de la France. En l’occurrence, le recours à différentes catégories de métadonnées nous a paru éclairer d’un jour nouveau les processus d’exportation et d’importation de fictions criminelles impliquant le champ de l’édition française, en postulant comme l’affirme la sociologue Gisèle Sapiro que la traduction sous ses deux formes (extraduction et intraduction, autrement dit exportation à l’étranger de romans français traduits dans une autre langue d’une part, importation de romans étrangers traduits en français d’autre part) relève à la fois d’une compétition économique et d’une lutte culturelle7. Ce sont les principaux acquis de cette investigation outillée de cartes et de graphes, dont on peut retrouver le port folio numérique complet dans l’Atlas DETECt8, que cet article s’efforcera de restituer9.
- 10 Ce travail a été mené par Lucie Amir, que je remercie pour la communication de ces résultats, dans (...)
- 11 Seul Antonin Varenne, attributaire de 6 prix, n’a pas été intégré à cette étude, suite à un manque (...)
- 12 Dans l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heu (...)
- 13 On trouvera quelques considérations supplémentaires sur les rapports de force géopolitiques au sein (...)
3Avant de présenter de manière synthétique nos conclusions, il importe de préciser les sources exploitées et les outils mobilisés. L’essentiel des résultats est fondé, pour l’analyse de l’exportation, sur la collecte de métadonnées via Zotero (avec pour source d’extraction première les sites de toutes les bibliothèques nationales européennes, complétée si nécessaire par la consultation des sites d’éditeurs européens) de toutes les éditions européennes de 10 écrivain·e·s français·e·s de fictions criminelles. L’échantillon test de ces 10 auteur·e·s a été composé comme suit : à partir d’un recensement systématique de tous les prix attribués de 1990 à 2018 par les principaux festivals français dédiés à la fiction criminelle10, ont été retenu·e·s 7 des 8 auteur·e·s 11les plus primé·e·s (au moins 6 prix) , à savoir Fred Vargas, Olivier Truc, Hervé Le Corre, Dominique Manotti, Marcus Malte et Caryl Ferey et Frank Thilliez ; ont été adjoints à cette liste d’une part deux auteurs par ailleurs primés eux aussi et notoirement très gros vendeurs, à savoir Michel Bussi et Pierre Lemaître, d’autre part un auteur de thriller non primé et peu reconnu par les instances de légitimation du sous-champ littéraire polareux, au point de représenter parfois un repoussoir symbolique, mais là encore notoirement très gros vendeur, à savoir Maxime Chattam12. L’ensemble de cette moisson de métadonnées, portant donc sur toutes les éditions européennes des fictions criminelles publiées par ces dix auteur.e.s depuis 1990 jusqu’en 2019 inclus, a ensuite fait l’objet de différents tris croisés dynamiques (Pivot Tables) via le logiciel Excel, qui après analyse ont débouché sur la production de graphiques (réalisés sous Excel) et de cartes ( réalisées via le logiciel libre Khartis). À des fins comparatives, et selon la même démarche, ont été également collectées des métadonnées sur les éditions européennes de 5 auteurs de fictions criminelles les plus notoires de leur pays d’origine : Petros Markaris (Grèce), Andrea Camilleri (Italie) pour sa série Montalbano, George Arion (Roumanie), Vilmos Kondor (Hongrie), et Jo Nesbø (Norvège)13.
- 14 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (Nouvelle édition rev (...)
- 15 Le portail européen European Library, auquel contribuaient une quarantaine de bibliothèques nationa (...)
4Une deuxième source de métadonnées, quoique d’une granulométrie plus grossière, nous a fourni un éclairage complémentaire sur l’extraduction des 10 auteurs français précédemment cités, en comparant leurs résultats à ceux de 20 autres auteur·e·s européen·ne·s de fictions criminelles, suffisamment notoires pour avoir été traduit·e·s dans plusieurs pays européens dont la France. L’échantillon test a été composé pour refléter un spectre large de pays et comporter des auteur·e·s appartenant aux mêmes « générations artistiques » — dans le sens que le sociologue Pierre Bourdieu confère à cette notion dans son ouvrage de référence Les Règles de l’art14 — que la sélection des dix auteur·e·s français·e·s. Ont donc été retenus trois auteur·e·s espagnol·e·s (Alicia Bartlett, Carlos Salem, Victor del Arbol), cinq italiens (Andrea Camilleri, Maurizio de Giovanni, Loriano Macchiavelli, Massimo Carlotto et Carlo Lucarelli), un polonais (Marek Krajewski), un grec (Petros Markaris), trois britanniques (Ian Rankin, Philip Kerr, Graham Hurley) et un irlandais (Ken Bruen), quatre suédois ( Henning Mankell, Stieg Larsson, Camilla Läckberg, Arne Dahl), un islandais (Arnaldur Indridason), et un norvégien (Jo Nesbø). Pour tou·s·tes ces auteur·e·s a été relevé le nombre de notices archivées jusqu’au 31/12/2016 sur le site du portail European Libray, ce qui permet de comparer, hors pays d’origine de l’auteur·e considéré·e, d’une part le nombre de notices correspondant à des éditions européennes en traduction, d’autre part le nombre de langues européennes dont cet·te écrivain·e a bénéficié en extraduction, ces deux nombres valant pour indicateurs quantitatifs , même sommaires, du rayonnement d’une œuvre et d’un auteur hors de son pays15.
- 16 Voir Lucie Amir, « Le polar européen vu à travers ses ‘‘auteurs fétiches’’ : petit panthéon contemp (...)
- 17 Ce dépouillement a été réalisé en tandem avec Natacha Levet, dans le cadre du projet DETECt.
5Enfin quelques indices supplémentaires, corroborant les principales hypothèses et constats, ont été fournis par le dépouillement informatisé de toutes les réponses (568) des auteur·e·s invité·e·s depuis 2005 à Quais du Polar, le principal festival français dédié au genre policier, auteur·e·s invité·e·s à donner trois références marquantes (roman, film, auteur), ce qui dessine un graphe saisissant des influences tutélaires revendiquées16. Pour ce qui concerne l’intraduction des fictions criminelles étrangères en France, ont été dépouillés17 les catalogues depuis 1990 et jusqu’en juin 2019 de cinq maisons d’édition françaises majeures publiant des romans policiers/romans noirs/thrillers (Gallimard, Le Seuil, Rivages, Métailié, Actes Sud), et possédant pour certaines une collection spécialisée (par exemple la mythique Série noire pour Gallimard), auxquels nous avons adjoint les catalogues de trois éditeurs émergents particulièrement actifs (Le Mirobole éditions, Agullo, Les Arènes).
- 18 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999. Voir également Pascale Ca (...)
6Que peut-on conclure sur les rapports de force économiques et culturels qui sous-tendent les transferts culturels au sein de l’espace européen contemporain si l’on prend dans un premier temps en considération les indicateurs chiffrés de l’exportation, sous forme d’éditions en traduction, des fictions criminelles imprimées françaises en Europe de 1990 à 2018 ? Et que nous disent ces chiffres sur les relations au sein de la « République européenne du polar », pour détourner délibérément, tout en s’inspirant de sa démarche, le titre de l’ouvrage de Pascale Casanova sur La République mondiale des lettres18 dont elle dessinait une géopolitique ? Pour être concis, je ferai ici l’économie d’une description minutieuse et pointerai directement certains phénomènes particulièrement saillants qui me paraissent révéler des tendances de fond.
- 19 Au demeurant le thriller en tant que genre a le vent en poupe au plan mondial, ce qu’atteste la par (...)
7On peut constater tout d’abord que les romanciers français qui relèvent de la tradition du roman noir politique ou à tout le moins politisé, autrement dit les « polareux » qui cultivent la posture de l’écriture engagée, s’exportent relativement modestement et sur un empan géographique assez limité. En revanche les auteurs de thrillers, dont la dimension inquisitoriale et critique est moins affirmée, obtiennent davantage de succès, ce qui accrédite l’idée que le thriller, au sein du spectre des sous-genres de la fiction criminelle, dispose d’un potentiel supérieur de traductibilité transnationale et paneuropéenne19.
- 20 Marcus Malte, pour alléger visuellement le graphique, a même été retiré car seuls deux de ses roman (...)
- 21 Les chiffres sont parlants. Pour chacun des auteurs mentionnés ci-après, sont donnés le nombre de p (...)
8Ce constat est patent si l’on observe le nombre d’éditions européennes en traduction cumulées depuis presque trente ans (Graphique 1) de l’échantillon d’auteur·e·s français·e·s étudié·e·s : là où la courbe des principaux auteur.e.s de romans noirs (Manotti, Ferey, Le Corre, Malte20) reste étale et à des valeurs assez basses, les performances à l’exportation des auteurs de thrillers sont nettement plus significatives, avec des courbes ascendantes marquées pour ces auteurs de best-sellers internationaux que sont devenus Michel Bussi, Pierre Lemaître et à un degré moindre pour l’instant Franck Thilliez.21.
9Si l’on compare deux autres graphiques (Graphiques 2 et 3), qui montrent les pays dans lesquels sont publiés en traduction d’une part les auteurs de romans noirs, d’autre part les auteurs de thrillers, on ne peut que remarquer que l’aire d’expansion paneuropéenne du thriller est bien plus importante.
10Ce constat saute également aux yeux lorsque les mêmes métadonnées sont mobilisées pour visualiser sous forme de cartes la fortune éditoriale en traductions des écrivain·e·s concerné·es : ainsi l’aire de diffusion en traductions des romans de Dominique Manotti, pourtant la première entrée en écriture polareuse dès 1995, s’avère bien plus restreinte que celles de Michel Bussi, Franck Thilliez ou Pierre Lemaître, venus bien après elle à la fiction criminelle.
- 22 Voici la liste pour le nombre de langues : Marek Krajewski, Fred Vargas, Arnaldur Indridason, Camil (...)
11Un deuxième constat s’impose aussi bien sûr à la lecture même rapide de ces différents documents, c’est que Fred Vargas sort du lot, puisque 18 de ses œuvres ont été traduites dans un total de 19 pays européens, ce qui permettait de lui attribuer, fin 2018, 452 éditions en traduction à travers l’Europe. Elle est au demeurant la seule française à apparaître dans la short list des auteur·e·s européen·ne·s de fictions criminelles postérieurs à 1990 qui ont été traduits dans plus de 15 langues européennes différentes d’après European Library22 (Graphique 4) ou qui ont plus de 400 notices hors pays d’origine correspondant donc à des éditions en traduction. (Graphique 5).
12Lorsqu’on passe à la transcription cartographique de ce succès pan européen en utilisant d’une part un aplat de couleurs pour rendre visible l’expansion en termes de territoires, et en indiquant pour chaque pays concerné le nombre d’éditions en traduction tous romans confondus, on ne peut que ranger Vargas dans la catégorie très sélective des auteur·e·s de bestsellers criminels paneuropéens, à laquelle appartiennent également des ténors comme Jo Nesbo ou Andrea Camilleri.
- 23 Voir Jacques Migozzi, Natacha Levet et Lucie Amir, “Gatekeepers of Noir: The Paradoxical Internatio (...)
13Les quelques constats que nous venons d’établir nous paraissent difficilement contestables factuellement dans les grandes tendances qu’ils révèlent, quand bien même nos relevés de métadonnées auraient pu ponctuellement être affectés par quelques lacunes minimes ou par quelques biais mineurs. Risquons-nous maintenant à quelques conclusions supplémentaires, entre observation factuelle et interprétation, pour essayer de rendre compte des facteurs qui influent sur la puissance à l’exportation des fictions criminelles européennes imprimées publiées dans les 25 dernières années. Pour ce faire, nous pourrons corroborer les indices fournis par les graphes avec les discours recueillis auprès de plusieurs directeurs de collection, déclarations collectées lors d’interviews inédites en 2018 et 201923.
- 24 D’une certaine manière, mais en sens inverse (intraduction française d’un auteur européen), le cas (...)
14On pourra d’abord souligner que la notoriété et le capital symbolique attachés aux prix joue sans doute un rôle pour faciliter l’extraduction d’une œuvre, mais que ce rôle est à relativiser. Ainsi si la plupart des ouvrages traduits à l’étranger d’Olivier Truc, Dominique Manotti, Hervé Le Corre, Pierre Lemaître et Franck Thilliez sont ceux qui ont obtenu des prix dans les principaux festivals français dédiés au genre policier, Maxime Chattam, ou même Michel Bussi sont largement traduits sans avoir eu les honneurs des principales instances de légitimation du sous-champ de la fiction criminelle. Le seul exemple vraiment éclatant de l’effet démultiplicateur en termes d’extraduction d’un prix est l’attribution à Pierre Lemaître, pour un ouvrage au demeurant ne relevant pas de la fiction criminelle, du prix Goncourt 2013 avec Au revoir là-haut, qui a cumulé consécration symbolique et très grand succès public. Si l’on se reporte à la courbe portant sur le nombre d’éditions européennes en traduction des ouvrages policiers de Pierre Lemaître (voir graphique 1), l’ascension est spectaculaire. Caroline Ripoll, directrice de collection chez Albin Michel, l’éditeur de Pierre Lemaître, a nettement confirmé cet « effet Goncourt »24. Quant au cas déjà signalé comme potentiellement hors normes de Fred Vargas, on ne sait si les prix spécialisés français (Trophée 813 par exemple en 1999, 2002, 2006 …) et les prix du public français (en 2002 par exemple pour le même roman Prix des libraires et Grand prix des lectrices de Elle) qu’elle a collectionnés, comme les prix spécialisés anglais (International Dagger 2006, 2007, 2009, 2013…) ou allemands ( Deutscher Krimipreis 2004 et 2016) qu’elle a raflés avec constance depuis presque 15 ans, expliquent l’ampleur de son succès ou se bornent à l’accompagner, jusqu’à l’attribution récente en 2018 du plus prestigieux des prix généralistes espagnols, le Prix Princesse des Asturies.
15Tout autant que l’obtention de prix, un premier succès de librairie très marquant, hissant l’écrivain.e dans le happy few des auteur.e.s de bestsellers, peut indéniablement avoir un effet d’accélération pour l’extraduction : cela est manifeste avec le cas de Nymphéas noirs de Michel Bussi (2010) et ses 800 000 exemplaires revendiqués, ce qu’a confirmé en interview Sophie Lajeunesse, éditrice de Michel Bussi aux Presses de la Cité. Il en va de même avec le « décollage » de la carrière internationale de Fred Vargas après le succès sans précédents de Pars vite et reviens tard (2001), qui la voit passer en France d’un tirage de moins de 100 000 exemplaires pour la sortie de L’homme à l’envers (1999) à 400 000 exemplaires. L’adaptation cinématographique ou télévisuelle dont font fréquemment l’objet les grands succès de librairie peut aussi stimuler l’extraduction d’un roman et, par effet d’entraînement, des autres œuvres de l’auteur.e, comme dans le cas de l’adaptation franco-sud africaine (2013) de Zulu (2008) de Caryl Ferey par le réalisateur Jérôme Salle avec un casting international prestigieux (Orlando Bloom, Forest Whitaker), ou encore avec le passage à l’écran télévisuel, qui s’accélère depuis deux ans, des récits de Michel Bussi Maman a tort (France2, 2018, 6 épisodes de 52mn), Un avion sans elle (M6, 2019, 4 épisodes de 52 mn), et tout récemment Le Temps est assassin (TF1, 2019, 8 épisodes de 52 mn).
- 25 Esquenazi, Jean-Pierre. La Vérité de la fiction. Comment peut-on croire que les récits de fiction n (...)
16Un autre facteur pour expliquer le succès à l’export de certain·e·s auteur·e·s , si l’on se fie aux discours des éditeur·ice·s — car en la matière les graphes de métadonnées ne sont guère éclairants si l’on ne couple pas les résultats avec la teneur des textes concernés — tient à la « francité » de leurs récits : ce qui rendrait délectables — donc propices à l’exportation selon l’éditrice Sophie Lajeunesse — Nymphéas noirs, dont l’intrigue se situe à Giverny, ou d’autres romans de Michel Bussi tiendrait à leur ancrage territorial entre Normandie, région parisienne, Corse, Franche-Comté … Les romans de Vargas séduiraient de même un public étranger, car ils proposent à leurs lecteur·ice·s fidèles de retrouver autour du pyrénéen Jean-Baptiste Adamsberg la tribu si française d’un commissariat parisien, pour des enquêtes menées en Normandie (Dans les bois éternels, L’Armée furieuse…) dans les Alpes (L’Homme à l’envers), dans le Midi de la France (Quand sort la recluse), à Paris aussi bien sûr (Pars vite et reviens tard). A contrario, à écouter Caroline Rippoll son éditrice, Maxime Chattam connaît un moindre succès à l’étranger car ses intrigues sont le plus souvent situées aux États-Unis, dans un décor conventionnel de thriller. Et de fait on peut constater qu’après une première séquence d’exportation conséquente (de 2006 à 2012, avec une pointe à 16 éditions étrangères en 2011), la courbe de Chattam a fléchi pour se situer désormais au même niveau que celle des auteurs plus proches de la tradition du noir critique, seules la Pologne et l’Allemagne publiant des traductions de Chattam depuis 2013. Cela dit, de l’aveu même des éditeur·ice·s interviewé·e·s, par-delà ce charme de la couleur locale, une référentialité trop marquée au contexte français pourrait au rebours s’avérer un handicap pour l’« extraductibilité » des récits, un « équilibre entre français et pas trop français » étant privilégié par les éditeurs étrangers. Rien de surprenant en la matière si l’on reconnaît, conformément aux propositions de Jean-Pierre Esquenazi dans son ouvrage La Vérité de la fiction25, qu’un·e lecteur·ice/spectateur·ice apprécie vraiment un récit dès lors que, par-delà la sensation de défamiliarisation et de dépaysement qu’il attend de l’évasion fictionnelle, il pourra appréhender l’histoire comme une « paraphrase » de sa propre existence, autrement dit qu’il pourra tisser avec l’histoire et ses personnages des relations de proximité et d’homologie.
- 26 J’ai moi-même pu souligner que sur le « marché commun » européen du roman, au moins sur le créneau (...)
- 27 Franco Moretti, Atlas du roman européen, op.cit., p 205.
- 28 Gisèle Sapiro, Translatio, op.cit., p 208.
- 29 Voir les analyses d’Annie Collovald dans Annie Collovald et Erik Neveu (dir.), Lire le noir. Enquêt (...)
- 30 Voir L’Italie en jaune et noir, La littérature policière de 1990 à nos jours, Marie-Pia De Paulis-D (...)
17On pourra s’interroger enfin, pour conclure cette première section consacrée à l’exportation de la fiction criminelle française imprimée des trente dernières années, sur ce que je me risque à qualifier de tropisme latin pour le polar français. Si l’on considère à nouveau deux des graphiques précédents, qui montraient dans quels pays européens les dix auteurs de notre sélection avaient vu leurs œuvres traduites, on ne peut en effet que constater que les auteur·e·s français·e·s de romans noirs critiques, à la différence des auteurs de thrillers ou de Vargas, sont surtout traduit·e·s et édité·e·s dans des pays de l’arc méditerranéen. On pourra bien sûr considérer que si ces fictions noires et politiquement corrosives, moins exportables que les thrillers, sont surtout traduites en Italie et en Espagne, c’est parce que ces pays latins relèvent historiquement de longue date d’une zone d’influence majeure de la librairie française, mise en évidence par de multiples recherches26 et pointée fortement par Franco Moretti, entre autres dans son Atlas du roman européen27. Gisèle Sapiro a pu de la même manière souligner pour une période plus récente que le même trio de langues arrivait en tête, pour la période 1996-2000 comme pour la période 2001-2005, pour le nombre de cessions de titres pour traductions à l’étranger par les maisons d’éditions françaises, toutes catégories d’ouvrages confondues, à savoir dans l’ordre l’espagnol, l’italien et le portugais28. On pourra toutefois formuler une hypothèse supplémentaire, sans minimiser l’importance de cette tendance de fond avérée : peut-être l’Italie et l’Espagne ont-elles des « prédispositions » culturelles à accueillir plus favorablement que d’autres pays européens les romans noirs français à forte dimension politique et à visée critique, eu égard à leurs histoires nationales spécifiques marquées au XXe siècle par les totalitarismes fasciste et franquiste et, en riposte, par l’engagement de nombreux intellectuels dans un travail de dénonciation et de dévoilement des zones d’ombre et des traumas de la mémoire collective. On pourra observer à l’appui de cette idée que si le néo-polar français a été notoirement porté par une génération d’anciens militants d’extrême gauche dans la période post soixante-huitarde29, il en va presque de même en Italie si l’on observe les positions politiques et les trajectoires des membres de l’École dite de Bologne du Gruppo 13 (Loriano Macchiavelli et Carlo Lucarelli entre autres)30.
18Passons maintenant à ce que peut nous révéler en matière de transferts culturels l’examen statistique du catalogue des principales maisons d’éditions françaises possédant une collection spécialisée en roman policier, et tentons de mesurer dans ce flot d’importation par intraduction depuis 1990 l’importance des différentes déclinaisons européennes du macro-genre de la fiction criminelle imprimée.
- 31 L’ombre tutélaire des « pères fondateurs » nord-américains domine pareillement les réponses des écr (...)
19Premier constat, massif : la « République des lettres » polareuse est indubitablement dominée par les fictions criminelles made in USA31, puisque les romans traduits venus des États-Unis représentent 40, 5 % du total des catalogues amalgamés, bien loin devant les romans policiers français (26,4%), ce qui ne laisse qu’un petit tiers des collections pour l’ensemble des romans policiers venus d’autres pays, dont ceux venus d’Europe. Si l’on considère en plus la part, bien sûr plus minime, des romans publiés en traduction française d’auteur·e·s anglais·e·s (6,7 %), irlandais·es (1,2%) et nord-irlandais·es ((0,2%), australien·ne·s (0,7%), écossais·e·s (0,6%) et canadien·ne·s, on constate que l’anglais est bien la langue dominante de la fiction criminelle pour plus de la moitié des titres.
20Deuxième constat : la part des fictions criminelles européennes augmente toutefois tendanciellement depuis 1990, et ce de manière manifeste comme le prouve le graphique 6. Alors qu’en 1990, le nombre de nouveaux titres européens de fiction criminelle n’est que de 5, il a franchi depuis 1998 le seuil de 20, se situe donc en moyenne depuis 20 ans à plus de 25 titres par an, avec des pointes à 30 et plus en 2004, 2008, 2011, 2013, 2017 et 2018, de plus en plus fréquentes donc dans la dernière décennie. Cette hausse globale ne doit pas pour autant masquer des disparités assez nettes, puisqu’en nombre de titres européens traduits les éditions Rivages connaissent une baisse très marquée depuis 2010 (de 15 à 3 titres en 2018) de même que les éditions du Seuil depuis 2011 (de 13 à 5 en 2017, avec il est vrai un redressement à 9 en 2018) ; dans le même temps, Métailié, même si ses chiffres sont toujours restés plus modestes, a augmenté globalement son nombre de titres traduits pour le porter à 8 en 2018, et surtout Actes Sud est devenu depuis 2013 le plus gros importateur de polars européens en publiant le plus souvent 12 nouveaux titres ou plus par an.
- 32 A partir de 2012, l’Espagne dispute même à l’Italie la troisième place au classement des titres tra (...)
21Troisième constat global, si l’on ne prend désormais en considération que les romans européens traduits, soit 25,5% du total des catalogues, on constate que depuis 1990 le nombre de titres d’origine britannique (224) est le plus important devant celui de titres affiliables au « nordic noir » (178), l’Italie (131 titres) et l’Espagne (78 titres) complétant ce quarté dominant. Ces chiffres masquent toutefois une profonde évolution depuis une quinzaine d’années, car l’Europe de la fiction criminelle littéraire s’est tout à la fois diversifiée sur le plan de la production promise à exportation et dans le même temps est incontestablement tombée sous le charme des polars venus du froid. En effet, comme le visualise le graphique 7, il est indubitable d’une part que depuis 2009 le nombre de titres traduits du « nordic noir » dans toute sa palette (Suède, Danemark, Norvège, Islande) a dépassé chaque année le nombre de titres d’origine britannique ; d’autre part depuis 1998, date sans doute charnière à partir de laquelle le nombre de titres d’origine européenne passe structurellement le cap annuel de 20 titres traduits, les polars d’origine italienne et espagnole ( à partir de 1998)32, puis plus modestement irlandaise (à partir de 2004) et grecque (à partir de 2006) se taillent une place inédite dans les catalogues considérés.
22Quatrième constat : ce paysage éditorial nouveau, marqué donc tout à la fois au sceau de la diversité et de la vogue du nordic noir, résulte de choix et de stratégies en termes d’intraduction tout à fait dissemblables entre les principaux éditeurs, comme le révèlent là encore sans conteste les graphes de leurs catalogues, qui reflètent leurs tropismes et leurs affinités, comme leurs investissements dans des séries à succès (Ken Bruen et Jo Nesbø à la Série noire avec respectivement les séries irlandaise et norvégienne de Jack Taylor et Harry Hole ; Henning Mankell et Petros Markaris aux éditions du Seuil avec celles du commissaire suédois Wallander et du commissaire grec Kostas Charistos ; Arnaldur Indridason et Andrea Camilleri chez Métailié avec la série islandaise de l’inspecteur Erlendur et l’abondante série des enquêtes du commissaire sicilien Montalbano ; Actes Sud avec les romans de Camilla Läckberg). Deux cas sont particulièrement spectaculaires : celui de la collection Métailié
- 33 Voir Anaïs Aubry et Thibault Chozard, « Millenium : circulation d’une trilogie venue du froid », Bu (...)
- 34 Voir notamment Kim Toft Hansen et Anne Marit Waade, Locating Nordic Noir. From Beck to The Bridge, (...)
23noir, qui, sous l’impulsion de son directeur Serge Quadruppani, auteur lui-même de polars et traducteur très en vue d’Andrea Camilleri, a construit son catalogue autour du polar italien (Graphique 8) ; et celui de la collection Actes Noirs, qui, depuis sa création en 2006 avec le succès phénoménal de Millenium, dont les droits ont été achetés sur tapuscrit avant même la publication en suédois33, s’est affirmée comme le principal importateur de polars nordiques et a investi ensuite depuis 2012 dans la reconnaissance internationale du polar espagnol (Graphique 9). Même si la vogue du polar nordique en France paraît pour partie orchestrée par Actes noirs depuis le coup d’éclat de Millenium, qui inspire visiblement à compter de 2007 les direction de Rivages, Gallimard et Seuil (entre 2010 et 2015 le nordic noir l’emporte même sur la prédilection structurelle du Seuil pour les fictions britanniques), notons néanmoins, et sans même évoquer l’appétence pour le nordic noir imprimé qu’a sans doute entraîné depuis quinze ans le succès international des séries télévisées suédoises et danoises34, que les fictions criminelles d’origine scandinave étaient déjà significativement représentées dans le catalogue du Seuil depuis 1998 (graphique 10), ce qui est sans doute lié à la notoriété grandissante d’Henning Mankell, mais aussi dans celui de la Série noire depuis 2004 avec Jo Nesbø en tête d’affiche.
24Bouclons ce rapide examen par une hypothèse plus globale, par-delà cette vogue indéniable du nordic noir en France — vogue à l’image au demeurant d’un engouement paneuropéen que tout le monde connaît. Et, à partir de l’exemple français des intraductions , mais en agrandissant ensuite la focale à quelques cas de dissémination par extraduction à l’échelle européenne, formulons cette hypothèse jusqu’à lui faire tenir lieu de conclusion générale à l’ensemble de notre propos, puisque nous allons nous risquer à conjecturer une césure historique fondatrice de ce que nous amalgamons aujourd’hui sous le label très plastique d’ « euronoir ».
25Il semble bien qu’on puisse voir émerger en filigranes, par la concordance des différents graphiques portant sur les catalogues de fictions criminelles publiées en France, une montée en puissance à compter de 2005 de ce que je qualifierai de « séduction de l’exotisme », autrement dit l’intérêt grandissant d’un large lectorat de fictions criminelles pour des romans venus d’ailleurs que de la tradition anglo-saxonne dominante, et ouvrant donc l’imaginaire à d’autres territoires que ceux des États-Unis et à des couleurs locales nouvelles. Significativement c’est presque simultanément que sont traduits en France les premiers romans de Petros Markaris (2000), et d’Andrea Camilleri (1998), et que la série des Wallander d’Henning Mankell commence à être systématiquement traduite (à partir de 2000, après une première traduction sans suite en 1994 du premier roman Meurtriers sans visage). Parallèlement, c’est sur le même empan diachronique que d’une part explose littéralement en France le polar régionaliste, d’autre part que s’inaugure la veine d’un polar français et francophone aux couleurs du monde, autrement dit dans les deux cas des fictions criminelles fortement marquées par une couleur locale attirant par sa singularité.
26Or c’est à peu près à la même charnière des XXe et XXIe siècles que, d’après les moissonnages Zotero que j’ai effectués, les trois grands exportateur·ice·s de l’échantillon, en l’occurrence Fred Vargas, Andrea Camilleri et Jo Nesbø, voient un de leurs romans traduit pour la première fois dans plusieurs langues européennes. Qu’on en juge : Fred Vargas peut revendiquer une première édition dans 17 pays européens entre 1997 et 2005, dont 8 entre 1999 et 2002 ; Andrea Camilleri voit le premier volume de la série des Montalbano traduit dans 12 pays européens entre 1998 et 2005, dont 8 entre 1998 et 2002 ; et Jo Nesbø voit un de ses romans publiés en traduction dans 9 pays européens entre 1997 et 2000.
27Si l’on considère enfin les graphiques 11 et 12, qui montrent en pourcentages d’une part, en quantités absolues d’autre part les titres des romans étrangers traduits en France rassemblés selon leur origine en 4 catégories sommaires (États-Unis, France, Europe sans la France, reste du monde) on constate de même qu’à compter de 2011 la part de la fiction nord-américaine diminue et que celle de la fiction européenne non-française augmente — au point d’être désormais depuis 2009 plus importante quantitativement que la fiction criminelle made in USA —, alors que, depuis 2004, la part de la fiction française a nettement décru pour se situer en moyenne entre 20% et 24% selon les années.
- 35 Voir Matthieu Letourneux, « La mondialisation à l’ère de la culture sérielle », Romantisme n° 63, 2 (...)
28On peut donc postuler à partir de ces indices, qui resteraient bien sûr à confirmer par une investigation collective de plus grande ampleur, que sur le plan culturel, et à un niveau pan européen, l’appétence pour un « euronoir » riche de ses diversités connaît une croissance forte et rapide depuis une vingtaine d’années, en synchronie au demeurant avec les appels et manifestes en faveur d’une « littérature-monde », qui bousculerait l’hégémonie symbolique traditionnelle des grands pôles dominants des littératures et librairies nord-américaine, française et britannique. Reste bien sûr à tenter d’expliquer ce phénomène de fond, en corrélant le constat quantitatif ici amorcé aux mutations politiques, économiques et culturelles des différentes sociétés européennes depuis 1989. Reste aussi que, pour rendre compte qualitativement de la circulation des fictions criminelles et de l’éventuelle cristallisation d’un imaginaire spécifique à l’« Euronoir », il conviendrait d’apprécier d’une part le rôle séminal des œuvres « intraduites » vis-à-vis des fictions policières nationales, d’autre part le processus d’appropriation, entre imitation et infléchissement, de ces fictions importées par les « séries culturelles nationales35 ». Mais ceci est un tout autre défi, dont cette première tentative permet seulement d’esquisser le programme.
Notes
1 Barry Forshaw, Euronoir. The Pocket Essential Guide to European Crime Fiction, Film and TV, Londres, No Exit, 2014.
2 Le travail présenté dans cet article a été mené dans le cadre du projet H2020 DETECt (« Detecting Transcultural Identity in European Popular Crime Narratives »). D’avril 2018 à octobre 2021, l’équipe du groupe de recherches Littératures Populaires et Cultures Médiatiques / EA 1087 EHIC de l’Université de Limoges a été ainsi amenée à étudier au sein d’un consortium international les processus de production et de diffusion des fictions criminelles au sein de l’espace européen durant les trente dernières années.
3 Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008. ; Distant reading, Londres/New York, Verso, 2013.
4 La Littérature au laboratoire, Franco Moretti dir., Paris, Ithaque, Collection Theoria Incognita, 2016.
5 Franco Moretti, Atlas du roman européen 1800-1900, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2000, p 10.
6 Ibid, p 11.
7 Gisèle Sapiro, “Globalization and cultural diversity in the book market: the case of literary translations in the US and in France“, Poetics, 38, 2010-4.
8 https://www.detect-project.eu/portal/authors/
9 Les analyses présentées dans cet article n’ont été possibles que grâce à l’engagement sans failles et l’expertise technique de Michel Poupin, chercheur associé à l’EA 1087 EHIC, qui a produit tous les graphiques et cartes à partir de tris croisés dynamiques des métadonnées collectées. Qu’il soit ici vivement remercié.
10 Ce travail a été mené par Lucie Amir, que je remercie pour la communication de ces résultats, dans le cadre de sa thèse en cours à l’Université de Limoges « Politiques des genres noirs contemporains français ».
11 Seul Antonin Varenne, attributaire de 6 prix, n’a pas été intégré à cette étude, suite à un manque de complétude, corrigé depuis, du recensement effectué préalablement à la définition de l’échantillon.
12 Dans l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS éditions, 2008, Gisèle Sapiro, dans le chapitre 6 consacré aux collections de littérature étrangère, repère une polarisation « au sein des genres intermédiaires, en voie de légitimation, comme le roman policier, qui se différencie entre un pôle intellectuel et prestigieux (…) et un pôle commercial » (p 235-236). De manière homologue, et plus d’une décennie plus tard dans un sous-champ littéraire et éditorial en pleine mutation, une bipolarité symbolique, source de clivages, nous semble prévaloir pour les fictions criminelles françaises, selon qu’elles s’affilient à la veine valorisée symboliquement du noir à la française ou à celle jugée plus mercantile mais beaucoup plus vendeuse en France comme à l’étranger du thriller.
13 On trouvera quelques considérations supplémentaires sur les rapports de force géopolitiques au sein de la « République européenne des fictions criminelles » — pour démarquer le titre de l’ouvrage cité supra de Pascale Casanova — à partir du même jeu de métadonnées dans Jacques Migozzi , « Crime Fiction Import/Export in European publishing : The emergence of Euronoir, between glocality and cosmopolitanism », Academic Quarter, 2021.
14 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (Nouvelle édition revue et augmentée), Paris, Points Seuil, 1998, p 206.
15 Le portail européen European Library, auquel contribuaient une quarantaine de bibliothèques nationales européennes, reste toujours accessible même si ces données n’ont pas été actualisées depuis le 31 décembre 2016. Il donne accès aux notices des livres de chaque auteur·e possédés par les grandes institutions de conservation contributrices, et propose d’accéder aux données en activant des filtres qui classent les notices par pays. On peut considérer qu’un petit nombre de biais mineurs peuvent altérer la fiabilité des relevés en valeurs absolues, mais les tendances de fond observées sont trop massives pour être contestables en valeur relative. On signalera seulement ici deux de ces biais mineurs. Le premier tient à l’existence, somme toute rare d’après nos observations, de doublons dans les références fournies par une institution contributrice au portail. Le second tient dans quelques cas, somme toute peu fréquents, à l’amalgame, dans le nombre de notices affichées après activation du filtre « Classement par langues », des éditions traduites dans la langue du pays considéré et des éditions en langue originale possédées par la bibliothèque nationale (par exemple les éditions de Fred Vargas en français possédées par la Deutsche Nationalbibliothek). On pourra toutefois considérer que la présence d’éditions en langue originale d’un·e auteur·e contemporain·e étranger·e de fiction criminelle dans le fonds d’une bibliothèque nationale vaut aussi pour indice du rayonnement transnational de cet·te auteur·e en sus du nombre d’éditions en intraduction référencées.
16 Voir Lucie Amir, « Le polar européen vu à travers ses ‘‘auteurs fétiches’’ : petit panthéon contemporain des fictions criminelles en Europe », Rilune 14, « Le roman policier : lire et écrire l’enquête en Europe », 2020 https://www.rilune.org/images/Numero_quattordici/9_Amir.pdf , consulté le 2 avril 2021.
17 Ce dépouillement a été réalisé en tandem avec Natacha Levet, dans le cadre du projet DETECt.
18 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999. Voir également Pascale Casanova, La Langue mondiale, Paris, Seuil, 2015.
19 Au demeurant le thriller en tant que genre a le vent en poupe au plan mondial, ce qu’atteste la part très importante de thrillers nord-américains publiés sous forme de traductions par les principales maisons d’édition françaises possédant des collections policières, notamment Le Seuil et Rivages.
20 Marcus Malte, pour alléger visuellement le graphique, a même été retiré car seuls deux de ses romans ont été traduits, et chacun dans un seul pays.
21 Les chiffres sont parlants. Pour chacun des auteurs mentionnés ci-après, sont donnés le nombre de pays européens ayant accueilli une édition en traduction, le nombre total de titres ayant été traduits tous pays européens confondus, et le nombre d’éditions en traduction tous pays européens confondus. On ne manquera pas de constater l’écart entre le groupe des romanciers noirs et le groupe des auteurs de thrillers.
Marcus Malte : 2/2/2 ; Olivier Truc 8/2/14 ; Hervé Le Corre 2/5/12 ; Dominique Manotti 5/10/28 ; Caryl Ferey 7/5/24 ; Pierre Lemaître 10/7/80 ; Maxime Chattam 9/23/73 ; Michel Bussi 20/8/86 ; Franck Thilliez 11/14/61.
22 Voici la liste pour le nombre de langues : Marek Krajewski, Fred Vargas, Arnaldur Indridason, Camilla Läckberg, Ian Rankin, Philip Kerr, Stieg Larsson, Henning Mankell, Jo Nesbø. La liste des 9 premiers est quasiment la même pour le nombre de notices hors du pays d’origine dans le catalogue d’European Library, Arne Dahl remplaçant simplement Krajewski dans ce top 9. On notera d’ailleurs que le graphe établi d’après le nombre de notices révèle que le peloton des 9 auteur·e·s à plus de 400 se distingue spectaculairement du reste de la sélection, puisque le 10ème par ordre décroissant est à moins de 250 notices, ce qui au passage atteste que d’éventuelles approximations en valeur absolue dues à des biais mineurs (doublons dans les recensions par des bibliothèques nationales différentes partenaires du consortium European Library) n’invalident en rien le constat au vu du caractère massif du phénomène. On rappellera en sus qu’Andrea Camilleri aurait forcément figuré avec sa série Montalbano dans ce paquet d’écrivain·e·s à plus de 400 notices, mais que nous l’avons délibérément retiré du graphe par impossibilité de distinguer dans les centaines de notices concernant ses œuvres celles relevant de sa production policière et celles relevant de ses romans de mœurs ou historiques.
23 Voir Jacques Migozzi, Natacha Levet et Lucie Amir, “Gatekeepers of Noir: The Paradoxical Internationalization of the French Crime Fiction Field”, European Review, 1-17, Cambridge University Press, 2020.
24 D’une certaine manière, mais en sens inverse (intraduction française d’un auteur européen), le cas de Lemaître, qui voit certains de ses polars publiés en France avant son prix Goncourt traduits dans d’autres langues européennes après son prix Goncourt, est homologue à celui de l’écrivain allemand Bernhard Schlink : celui-ci voit trois de ses romans policiers publiés en Allemagne en 1987, 1988 et 1992 traduits en France dans la Série noire en 1997, 2000 et 2001, car entre temps son roman non policier et partiellement autobiographique Der Vorleser (1995) a été couvert de prix internationaux et est devenu un best-seller mondial, traduit dans 37 langues dont le français (Le Liseur, 1996).
25 Esquenazi, Jean-Pierre. La Vérité de la fiction. Comment peut-on croire que les récits de fiction nous parlent sérieusement de la réalité ?, Paris, Hermès/Lavoisier, 2009.
26 J’ai moi-même pu souligner que sur le « marché commun » européen du roman, au moins sur le créneau éditorial d’un genre éminemment populaire durant tout le grand XIXe siècle, à savoir le genre du récit de cape et d’épée, deux puissances littéraires semblent en compétition entre 1840 et 1940, la Grande Bretagne avec sa tradition du swashbuckler et la France avec le bretteur « à la française » dont le d’Artagnan de Dumas ouvre la série. Voir Farid Boumediene et Jacques Migozzi, « Circulation transnationale des romans et séries de la culture populaire en Europe (1840 - 1930) », dans Véronique Maleval, Marion Picker, Marion et Florent Gabaude, Florent (dir.), Géographie poétique et cartographie littéraire, Limoges, PULIM, 2012, p. 187-199.
27 Franco Moretti, Atlas du roman européen, op.cit., p 205.
28 Gisèle Sapiro, Translatio, op.cit., p 208.
29 Voir les analyses d’Annie Collovald dans Annie Collovald et Erik Neveu (dir.), Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Paris, BPI/CentrePompidou,2004.
30 Voir L’Italie en jaune et noir, La littérature policière de 1990 à nos jours, Marie-Pia De Paulis-Dalambert dir., Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Coll. Etudes italiennes, 2010.
31 L’ombre tutélaire des « pères fondateurs » nord-américains domine pareillement les réponses des écrivain.e.s invité.e.s depuis 2005 au Festival Quais du Polar de Lyon, puisque sur les 560 réponses de premier choix données par 764 auteur.e.s, dont 414 français et 350 étrangers toutes nationalités confondues, les références/révérences aux auteurs américains pour les auteurs qui ont accepté de répondre représentent environ 50 % (51,7% des références à des livres marquants, 48, 9 % à des auteurs ). Si l’on ajoute les 18,1% renvoyant à des auteur.e.s français.e.s et les 13, 2% à des auteur.e.s britanniques, il ne reste guère que 18,4 % pour le reste du monde, dont l’Europe sans la France et la Grande-Bretagne.
32 A partir de 2012, l’Espagne dispute même à l’Italie la troisième place au classement des titres traduits en France.
33 Voir Anaïs Aubry et Thibault Chozard, « Millenium : circulation d’une trilogie venue du froid », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin n° 40, 2014-2, p 9 à 15, https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2014-2-page-63.htm, consulté le 9/09/2019
34 Voir notamment Kim Toft Hansen et Anne Marit Waade, Locating Nordic Noir. From Beck to The Bridge, London, Palgrave Macmillan, 2017.
35 Voir Matthieu Letourneux, « La mondialisation à l’ère de la culture sérielle », Romantisme n° 63, 2014/1. Letourneux reprend dans cet article une notion avancée initialement par André Gaudreault.
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Référence électronique
Jacques Migozzi, « “Euronoir Ltd.” ? Deux décennies d’import/export de fiction criminelle vues de France », Belphégor [En ligne], 20-1 | 2022, mis en ligne le 29 août 2022, consulté le 31 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/belphegor/4734 ; DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.4734
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