- 1 Barry Forshaw, Euro Noir. The Pocket Essential Guide to European Crime Fiction, Film & TV, Pocket E (...)
- 2 C’était l’un des enjeux du projet H2020 DETECt, mené par un consortium d’universités et de partenai (...)
- 3 Voir Yves Reuter, Le Roman policier, Paris, Nathan Université, 1997 ; Marc Lits, Le Roman policier. (...)
- 4 Alex Pina, La Casa de Papel, Antena 3-Netflix, 2017-en cours, Espagne ; Allan Cubitt, The Fall, BBC (...)
- 5 Mai Brostøm, Peter Thorsboe, The Team, ZDF-DR1-vtm-ORF, 2015-en cours Allemagne, Danemark, Belgique (...)
- 6 Les entreprises déploient dans ce cas des activités internationales dès leurs débuts. Voir Eurofoun (...)
1Le label « euronoir », mis en lumière médiatiquement par l’essayiste britannique Barry Forshaw (Forshaw 2014)1, ouvre la voie à une exploration de l’européanité des fictions criminelles, en prenant acte de leur expansion multimédiatique à la fois interne et externe au continent européen2. En effet, si ces formes médiatiques ont longtemps été dominées par quelques aires culturelles (essentiellement les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France3), il n’est aujourd’hui pas un pays européen qui ne propose une production nationale, de l’Islande à la Grèce en passant par la Slovaquie, et cette production s’exporte généralement sur les marchés littéraires, cinématographiques ou télévisuels internationaux. Au tournant des xxe et xxie siècles, cette expansion territoriale et culturelle des fictions criminelles a été soutenue par des formes de production, en particulier télévisuelles, qui ont accompagné l’émergence de fictions nationales et leur diffusion internationale, soit sous forme d’exportation, soit sous forme d’adaptations à l’étranger. Des acteurs traditionnels comme la BBC, ITV ou de nouveaux venus comme Netflix, Amazon ou HBO, par leurs départements délocalisés à l’international (HBO Europe par exemple), ont ainsi produit des séries dans des territoires spécifiques et parfois inhabituels, diffusées internationalement grâce au réseau de chaînes et de services de VOD (Video On Demand), ou réadaptées dans des territoires variés : c’est ainsi que La Casa de Papel, série produite en Espagne par Netflix, est devenue un succès international, ou que The Fall ou Broadchurch ont connu, entre autres, des adaptations françaises, Insoupçonnable pour la première, Malaterra pour la seconde4. Ce phénomène s’ajoute à celui, bien plus ancien dans les industries culturelles, des co-productions internationales, qui mettent en scène dans leurs intrigues la mosaïque européenne, comme The Team, Géométrie de la mort ou Crossing Lines5. Ainsi, l’européanité était au cœur du projet DETECt, autour de deux axes majeurs : la production et la circulation des fictions criminelles en Europe, et l’identité européenne qui se donne à lire dans les récits. Il n’en fallait pas davantage pour que soit repris le terme d’euronoir, forgé par le journaliste britannique Barry Forshaw qui, après une théorisation minimale, explore diverses facettes de ce qui lui apparaît comme un label neutre pour des fictions criminelles multimédiatiques originaires d’Europe, mettant en récit des débats sociaux et politiques au niveau du continent, et plus seulement de l’Etat. Le paradoxe est que dans cet essai, le journaliste propose un label unificateur mais organise ensuite son ouvrage par pays, et sans que soit réellement problématisée la notion d’euronoir ni spécifiés par une analyse poétique les textes qui la constitueraient. À ce jour, l’euronoir reste donc peu interrogé dans sa dimension éditoriale et littéraire : si les fictions audiovisuelles, conformément à des usages apparus au début du xxe siècle, peuvent s’inscrire dans le born global6, au sein de structures de production et de diffusion internationales, qu’en est-il de la fiction criminelle littéraire ? Les récits policiers se sont développés dans la majorité des pays européens, on l’a dit, et pour partie, ils s’exportent : un lecteur français ou allemand peut aujourd’hui lire du polar croate, polonais, portugais, danois ou irlandais. Depuis des années, les collections, dans de nombreux pays, accueillent des fictions criminelles venues d’horizons divers, notamment européens, certaines allant jusqu’à en faire une ligne éditoriale dominante. Ainsi, à côté des succès anglo-saxons – souvent étatsuniens – du genre, les productions européennes ont pris une place non négligeable, et des auteurs tels que Camilla Läckberg (Suède), Michel Bussi (France) ou Donato Carrisi (Italie) s’exportent depuis des années. Cette mosaïque pourrait accréditer l’idée d’un euronoir, d’une nouvelle forme ou inspiration, spécifiquement européenne, réservoir commun de conventions que reconnaîtrait le lecteur. Pour autant, et en dépit de la concentration capitaliste – internationale parfois – des structures éditoriales, il n’est pas possible de considérer le marché littéraire comme le marché audiovisuel : le born global ne semble pas y avoir la même réalité, en tout cas pas une réalité susceptible d’agir en amont sur l’écriture des œuvres. Ainsi, reste en suspens la réalité textuelle, poétique, littéraire de l’euronoir, qui n’a pas, nous semble-t-il, été clairement établie. Sans prétendre apporter de réponse définitive ou complète, nous proposons de mettre à l’épreuve le label euronoir, à travers l’étude des deux aspects qui ont retenu l’attention des chercheurs de DETECt, et les questions suivantes. Tout d’abord, est-il possible de parler d’euronoir au niveau de la production, c’est-à-dire de l’écriture, de l’édition et de la diffusion des polars européens ? Ce sera l’occasion d’examiner les types de structures éditoriales mais aussi le profil de certains auteurs, et d’envisager un aspect sans doute spécifique (mais pas totalement) du monde éditorial : les aides à la traduction et à la promotion internationale des œuvres produites dans des territoires donnés. Ensuite, on s’attachera aux œuvres elles-mêmes, à partir d’un échantillon qui ne vise pas à la représentativité (voir la bibliographie), pour mettre le label euronoir à l’épreuve des textes : ce sera peut-être l’occasion de proposer un avatar littéraire de l’« europudding », et de revenir sur ce label et son effectivité textuelle.
- 7 L’europudding désigne originellement des œuvres audiovisuelles (séries télé et films) co-produites (...)
- 8 Wieten Jan, Murdock Graham, Dahlgren Peter, Television Across Europe. A Comparative Introduction, L (...)
- 9 Eurofound, Born Global, op. cit.
2C’est tout d’abord l’européanité du polar littéraire envisagé dans la perspective de la convergence des moyens de production que nous allons mettre à l’épreuve. Dans le domaine audiovisuel, et tout particulièrement dans celui des séries télévisées, l’europudding est une réalité industrielle désormais bien documentée par les chercheurs. Originellement péjoratif, le terme d’europudding7 désigne des co-productions européennes imposées, déterminées par les nécessités financières8, et il rejoint la notion de born global9 appliquée à des projets et œuvres télévisuels ou cinématographiques. Rappelons que le born global, qui apparaît dans le domaine des affaires internationales et du management, est un concept permettant à la fois de décrire et d’analyser les entreprises qui conçoivent leurs activités comme originellement internationales. Dans le domaine culturel, notamment télévisuel, le born global ne s’applique pas toujours aux entreprises elles-mêmes mais aux projets qu’elles mettent en œuvre. Si Netflix ou HBO visent d’emblée un rayonnement international et mettent sur pied des filiales et départements délocalisés, d’autres projets sont bel et bien born global, mais le sont à la faveur de l’association typique de l’europudding entre des structures nationales multiples. L’européanité née de la convergence des moyens de production est à l’œuvre dans le domaine télévisuel qui, contrairement au cinéma, habitué aux co-productions internationales, a longtemps développé des projets à un niveau national. Désormais, se rencontrent deux cas de figure : des séries internationales dans les moyens mis en œuvre (co-productions) ou conçues nationalement mais au sein de structures internationales qui en assurent d’emblée la diffusion extra-nationale, comme pour La Casa de Papel.
- 10 Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000 ; Bernard Lahire, (...)
- 11 Par exemple, la romancière suédoise Viveca Sten écrit une série de thrillers avec sa fille, Camilla (...)
- 12 Voir à ce sujet Natacha Levet, Sherlock Holmes. De Baker Street au grand écran, Paris, Autrement, 2 (...)
- 13 Ainsi le roman Natchez Burning (2014) de l’auteur Greg Iles est traduit et publié en France par l’é (...)
- 14 Nous avons mené, en 2019 et 2020 dans le cadre du programme DETECt, une série d’entretiens avec les (...)
3Y a-t-il des entreprises analogues en littérature ? Cela semble à première vue difficile : l’écriture reste un acte solitaire, nécessitant peu de moyens de production (a priori) et d’initiative individuelle10. Hormis quand il s’agit d’œuvres de commande, la majeure partie des fictions criminelles relèvent de l’initiative de l’auteur, et les moyens engagés sont liés au temps de l’écriture, parfois au coût de la documentation (qui peut entraîner déplacements et séjours). Rien de tout cela n’est comparable au processus de production d’une série télévisée, qui engage des moyens financiers et humains importants, et un travail d’équipe. Par ailleurs, même dans le cas de maisons d’édition appartenant à un groupe médiatique ou éditorial d’envergure internationale, les lignes des collections restent cloisonnées et il n’y a guère de projet littéraire international dans la fiction criminelle : s’il y a quelques collaborations à l’écriture ou à l’édition, elles ne sont pas, à notre connaissance, internationales, et quand bien même, elles seraient liées à des affinités et non à des nécessités économiques11. On est loin en ce début de xxie siècle des logiques internationales de production de la littérature populaire, fondées parfois sur des pratiques illégales, de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle : ainsi, les avatars holmésiens proposés par Butsch12, essaimant en Europe et donnant lieu à quelques créations qui vont s’autonomiser, comme Harry Dickson. Pour la fiction criminelle, qui a gagné en légitimité et qui a en grande partie délaissé les modes de production industriels du xixe siècle et du premier xxe siècle, de telles pratiques semblent à peine concevables aujourd’hui. Le roman policier est une œuvre d’auteur, les collections déclinent leurs spécificités littéraires, et de même qu’on écrit dans une langue, on publie dans un pays avant tout. Même des structures éditoriales inscrites dans des logiques de groupes, de holdings d’ampleur internationale, ne contreviennent pas réellement à l’indépendance des lignes éditoriales. Ce n’est pas parce que HarperCollins, maison d’édition américano-britannique, inaugure en 2015 une collection appelée « HarperNoir » au sein de sa filiale française que cette dernière accueillera toutes les fictions policières de la maison-mère. Certains titres sont achetés par d’autres maisons d’édition, qui n’appartiennent pas au même groupe international, et peuvent être traduits dans des maisons d’édition indépendantes13. On peut supposer néanmoins que l’appartenance à un même groupe facilite parfois les choses et que telle collection accueille à moindre coût (droits de traduction) le roman italien publié dans une maison d’édition italienne appartenant au même groupe. Il suggeritore de Donato Carrisi est publié en Italie et en Espagne par la maison d’édition Longanesi, qui a donc deux filiales nationales différentes mais qui appartiennent toutes deux au groupe Mauri Spagnol. Plusieurs traductions sont prises en charge par des filiales du groupe Hachette : Calmann-Lévy en France, Little, Brown & Company en Grande-Bretagne. Mais à chaque fois que nous avons interrogé des éditeurs ou directeurs de collection français14 sur la politique de vente et d’achat de droits à ou de l’étranger, il nous a été répondu que cela ne les concernait pas, qu’ils ne s’en occupaient pas : ce n’est pas qu’une affaire de missions dévolues ou non à l’éditeur, cela signifie que ce dernier prend ses décisions, notamment en matière d’intraduction, selon des critères littéraires avant tout, en tout cas selon des critères extérieurs à la logique de holding. L’affaire semble donc entendue : l’europudding littéraire est improbable, du fait même des logiques et contraintes de production contemporaines. L’euronoir semble du même coup compromis, en tout cas au niveau des structures de production.
- 15 Nous nous référons ici à la terminologie de Gérard Genette dans Seuils, 1987.
- 16 Voir la bibliographie complète à la fin de cet article.
- 17 Page dédiée à l’auteur sur le site des éditions de l’Aube, [en ligne], URL : http://editionsdelaube (...)
- 18 Page dédiée à l’auteur sur le site de Kiepenheuer & Witsch, [en ligne], URL : https://www.kiwi-verl (...)
- 19 Page dédiée à l’auteur sur le site Lisez.com pour les Presses de la Cité, [en ligne], URL : https:/ (...)
- 20 Mo Malø, Qaanaaq, Paris, Points Policier, 2019 (Éditions de La Martinière, 2018), p. 549.
4À bien y regarder cependant, considérer que la fiction criminelle n’aurait d’expression que nationale serait simplificateur. Certes, les structures éditoriales prenant en charge les œuvres en tant qu’elles sont singulières, liées linguistiquement et culturellement à un territoire, ont avant tout des logiques nationales, mais cela ne suffit pas à balayer l’européanité des œuvres et de leurs auteurs. Examinons pour cela l’auctorialité des fictions criminelles, telle qu’elle est construite par les auteurs eux-mêmes et par les éditeurs, via une analyse des discours d’escorte (le péritexte) et du paratexte auctorial et éditorial15. Nous avons rassemblé un corpus d’auteurs qui s’attachent, de différentes façons, à brouiller l’appartenance territoriale de leurs romans16. Ainsi, Jean-Luc Bannalec commence à publier en 2012 et en Allemagne – en langue allemande – des romans policiers se déroulant en France, en Bretagne : sous ce nom de plume aux accents bretons (la finale en -ec) se cache en réalité Jörg Bong, un auteur allemand féru de la Bretagne et désireux d’offrir à un lectorat allemand un coin de France, vu par un (faux) Français. Le succès est colossal en Allemagne et les romans bretons de Jean-Luc Bannalec ne tardent pas à s’exporter dans différents pays européens : des traductions en français, en anglais, en espagnol, entre autres, et une adaptation en série télévisée produite par l’Allemagne et diffusée en France, en Suisse, en Autriche, en Italie et en Espagne font des enquêtes du commissaire Dupin un succès à l’échelle européenne. Cette pratique du pseudonymat transnational a fait des émules : en France, Frasse Mikardsson a publié en 2021 un roman policier faussement suédois, puisqu’écrit en français et publié aux éditions de l’Aube (collection « L’Aube noire »). De même, Mo Malø est le pseudonyme de Frédéric Ploton, auteur qui publie sous ce nom à l’allure scandinave des polars groenlandais, écrits en français et publiés aux éditions de La Martinière. Le paratexte éditorial et auctorial des romans cultive volontiers une ambivalence dont l’enjeu semble parfois être de brouiller les pistes. Certains auteurs revendiquent une double appartenance culturelle, familiale ou professionnelle : ainsi Frasse Mikardsson est présenté en quatrième de couverture comme « docteur en éthique médicale franco-suédois » qui exerce la médecine légale en France « après avoir longtemps exercé en Suède ». Sur le site de l’éditeur17, il est précisé qu’il « est né et a grandi à Carcassonne, dans le Sud de la France, de parents français », qu’il « s’est exilé près de dix ans en Suède avant d’y être naturalisé et d’y prendre son nom de plume » et enfin qu’« il est actuellement – sous son vrai nom – directeur adjoint de l’Institut médico-légal de Paris ». Quant à Jean-Luc Bannalec, selon les romans allemands et le site de l’éditeur18, « er ist in Frankfurt am Main und im südlichen Finistère zu Hause » : littéralement, « il est chez lui à Francfort-sur-le-Main et dans le Finistère Sud ». Les éditions françaises19 précisent que cet écrivain allemand « a trouvé sa seconde patrie dans le Finistère Sud ». Olivier Truc, journaliste français correspondant du Monde et du Point, vit à Stockholm depuis 1994 et est qualifié sur les quatrièmes de couverture des romans (chez Métailié) de « spécialiste des pays nordiques et baltes ». Tous ces auteurs légitiment ainsi leur parole sur des pays qui ne sont pas, originellement, les leurs, et il n’est que Mo Malø pour cultiver l’ambiguïté dans le paratexte éditorial aussi bien qu’auctorial. Ainsi, en quatrième de couverture, il est simplement précisé qu’il « vit en France », et non qu’il est français. Certes, il suffit au lecteur avisé de constater qu’il n’y a nulle mention de traduction pour supposer que ce roman n’est pas écrit par un Scandinave, et l’auteur lui-même n’en fait nul mystère dans les interviews. Cependant, dans les « remerciements » qui clôturent Qaanaaq, l’auteur remercie ainsi ses proches : « Merci enfin à ceux qui ont eu la patience de m’attendre pendant que j’étais parti loin, très loin sur la banquise et l’inlandais, en compagnie de Qaanaq, d’Appu et des autres. Jusqu’à ce que j’y retourne, bien sûr20… » On appréciera l’ambiguïté de la formulation, qui peut vouloir dire que l’auteur a séjourné au Groenland pour écrire ou se documenter, prévoyant d’y retourner, ou qu’il s’est éloigné des siens par le travail de la pensée et de l’écriture, envisageant une suite à son roman. Les interviews accordées par Mo Malø permettent de lever l’ambiguïté, puisqu’au moins sur des sites dédiés aux cultures scandinaves, il est interpelé par ses interlocuteurs sur ses voyages au Groenland et doit alors confesser n’y être jamais allé et avoir écrit à l’aide d’une solide documentation. Reste l’ambiguïté du péritexte éditorial, rien ne permettant au lecteur de savoir si l’auteur est scandinave ou non. Telle est peut-être une première caractéristique d’un euronoir littéraire, ou même d’un europudding, pas au sens où l’on associerait des moyens de productions mais au sens où il y aurait transgression des appartenances territoriales (nationales) assignées afin de développer un mode d’expression extranational, sur la foi d’une double appartenance culturelle ou d’un imaginaire choisi.
5Faut-il y voir pour autant une particularité de l’euronoir ? Sans doute les mobilités professionnelles et personnelles favorisées par les règles de circulation et de résidence au sein de l’Union Européenne jouent-elles un rôle facilitateur. Mais le même phénomène peut être analysé à travers des fictions américaines made in Europe, qui, dans la lignée des faux « Amerloques » de la Série Noire des années 1950, proposent aux lecteurs français ou européens des intrigues de thriller à l’américaine, situées dans une Amérique reconstituée. Ainsi Sonja Delzongle, dont la double appartenance « franco-slave » ou « française et serbe » est parfois affichée en quatrième de couverture, écrit des polars qui se situent au Groenland, en France ou aux États-Unis. De même, Michaël Mention écrit en français des polars qui se passent aux États-Unis et explorent les lignes de fracture historiques de ce pays, tout comme le Britannique R. J. Ellory, ou bien encore Claire Favan, qui s’inspire des grandes mythologies criminelles américaines dans des thrillers qui se passent aux États-Unis. L’euronoir ne va donc pas de soi du côté des moyens de production, surtout si l’on considère que ces œuvres transnationales, conçues par des auteurs qui se pensent comme bi-nationaux ou qui envisagent leurs œuvres comme transnationales, ne représentent qu’une part – minime – de l’ensemble du polar littéraire. Et si ces œuvres circulent au-delà de leurs pays et langues d’origine, c’est par le jeu classique des traductions, sans qu’il soit possible de repérer un appétit plus grand des pays « d’adoption » de ces polars.
6Serait-ce alors dans la circulation des œuvres par le jeu des traductions que se nicherait une volonté européenne de faire exister ou de rendre visible un euronoir, une communauté de fictions criminelles ? Quel est notamment le rôle des institutions (privées ou publiques) qui, à différentes échelles, œuvrent au soutien de cette circulation des œuvres ?
- 21 Levet N. « Les frontières du roman policier » in Cahiers de la Sécurité et de la Justice, n°52, 201 (...)
- 22 Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisati (...)
- 23 Ibid., p. 36.
- 24 Elsa Grasso, « Phénoménologie du roman policier : l’énigme et la chair du monde chez Pierre Magnan (...)
7Précisons avant toute chose qu’il s’agit ici d’examiner le soutien financier, sous forme de subventions, apporté aux éditeurs pour qu’ils acquièrent et traduisent des œuvres étrangères ou pour qu’ils facilitent l’acquisition des œuvres qu’ils publient les premiers par des pays étrangers. Nous avons eu l’occasion de constater21 que la diversification des catalogues, en termes d’aires géographiques et linguistiques représentées, s’accroît à partir des années 1980, avec une accélération très nette à partir des années 2000. Cela se manifeste à la fois par la diversification au sein des collections existantes (par exemple la « Série Noire » de Gallimard) et par la création de collections d’emblée cosmopolites (« Actes Noirs » chez Actes Sud, ou plus récemment, « Agullo Noir » chez Agullo). Or, c’est à partir des années 1980 également que des systèmes d’aides à la publication et à la traduction se mettent en place, dans le cadre de politiques de soutien plus larges au monde du livre et de l’édition. Il serait aisé d’en conclure que ces aides ont un effet sur la diversification des catalogues. Pourtant, le premier facteur de dissémination transnationale – sa condition préalable – est l’existence d’une production plus variée : il faut rappeler cette évidence. En Europe, certains pays n’ont développé que récemment une production nationale de récits policiers, parfois pour des raisons politiques. En Espagne, il faut attendre la fin des années 1970 et la transition démocratique pour que le polar se développe, dans le sillage d’Andreu Martín ou de Manuel Vásquez Montalbán. Un phénomène analogue est observable dans les pays d’Europe de l’Est. Jusqu’aux années 1980 et 1990, les catalogues français de récits policiers étaient dominés, en matière de textes traduits, par la langue anglaise, ce que l’on peut expliquer par deux autres facteurs convergents : la domination historique des États-Unis et de la Grande-Bretagne sur les genres de la fiction criminelle ; le fait que l’anglais soit, selon les termes de Gisèle Sapiro, la « langue centrale22 ». Et le phénomène n’est pas propre à l’édition française, puisque dans Translatio, elle relève qu’à la fin du xxe siècle, la moitié des ouvrages traduits dans le monde le sont de l’anglais. Par ailleurs, elle note que « le nombre de langues traduites, qui constitue un indicateur de la diversité culturelle, est beaucoup plus élevé au pôle de production restreinte qu’au pôle de grande production23 ». Si l’on considère que le roman policier, en France, tout en restant une littérature de genre assimilable au champ de grande production, connaît à la fin du xxe siècle une légitimation qui en fait un genre moyen24, on comprendra que cela s’accompagne, du côté des traductions, d’une diversification des aires culturelles et linguistiques représentées dans les catalogues. Au tournant des xxe et xxie siècles, les récits policiers espagnols et scandinaves sont fermement installés dans le paysage éditorial français. À l’aube des années 2020, l’Europe connaît une diversification inédite, et l’on peut lire, dans de nombreux pays du continent, des polars polonais, grecs, irlandais, entre autres.
8Est-ce à dire que les aides institutionnelles ne sont pour rien dans la diversification ? Sans doute pas, mais elles jouent un rôle mineur. Examinons le cas de la France, où un certain nombre de récits policiers sont accompagnés de la mention d’une aide (mention obligatoire sur l’ouvrage).
- 25 On pourra consulter le site dédié à ces programmes ici : https://ec.europa.eu/programmes/creative-e (...)
9Sur le marché littéraire français, plusieurs niveaux d’aides peuvent être distingués. Nous prenons ici en compte les catalogues des collections suivantes : « Métailié Noir », « Agullo Noir », « Le Mirobole Horizons noirs », « Actes Noirs », « Série Noire ». Le premier type est intra-national, avec des aides venues d’institutions publiques régionales ou nationales : le cas d’aides régionales est rare et à vrai dire, il survient une seule fois dans notre échantillon ; il s’agit d’une aide allouée par l’Agence Rhône Alpes pour le Livre et la Documentation. C’est le Centre National du Livre (CNL) qui est le pourvoyeur essentiel d’aides à la traduction. Le second type est extra-national et vient d’institutions publiques ou privées sises dans un pays précis, qui soutiennent la diffusion extra-territoriale de leur production littéraire nationale : ainsi, le Polish Book Institute, que l’on peut comparer au CNL, joue un rôle important de promotion de la littérature polonaise. Le troisième type est transnational, européen, il s’agit du programme Europe Créative, qui soutient les créations et industries culturelles des différents pays de l’Union européenne dans leur rayonnement international. Ces aides sont d’ordres différents : dans la plupart des cas, en France, un éditeur reçoit une aide pour financer les coûts de traduction d’une œuvre précise, à hauteur de 40% ou 50%, parfois plus quand la parution est liée à un événement, comme une foire internationale (Livre Paris, Foire du Livre de Francfort) : en contrepartie, l’éditeur s’engage à proposer une rémunération minimale au traducteur, déterminée par le CNL. À ces aides allouées à des intraductions s’ajoutent des aides à l’extraduction : l’éditeur reçoit dans ce cas une aide qu’il fera valoir auprès des possibles pays étrangers intéressés par l’acquisition des droits à la traduction d’une œuvre française précise. Le fonctionnement du programme Europe Créative est très différent : il s’agit d’un programme d’aides pluriannuel, alloué à un éditeur qui utilise ensuite les fonds versés pour traduire et publier plusieurs ouvrages (au minimum trois, au maximum dix), et mener d’autres actions (prospections dans des pays européens, promotions et tournées d’auteurs, par exemple)25. Et comme l’indique son nom, le programme est européen et soutient la diffusion et la promotion d’œuvres et d’actions culturelles européennes, là où le CNL n’accorde pas de priorité à la création européenne.
- 26 European Commission, Europe Créative. Sous-programme Culture. Appel à propositions. Soutien aux pro (...)
10Peut-on mesurer l’effet de ces aides sur l’euronoir ? À dire vrai, les aides nationales se soucient peu de l’Europe. Les financeurs ont avant tout pour préoccupation de soutenir la production nationale (dans le cas des extraductions) et de favoriser des productions « de qualité » sans considérations politiques, linguistiques ou culturelles (dans le cas des intraductions). Ainsi, le CNL n’a pas pour vocation de soutenir les langues périphériques ou semi-périphériques, et de fait, les littératures de langue anglaise représentent environ la moitié des subventions accordées pour les intraductions (reconduisant ainsi la domination culturelle de la langue centrale qu’est l’anglais, selon les données de Gisèle Sapiro). L’éditeur Gallmeister, spécialisé dans la littérature étatsunienne, est un bénéficiaire régulier des aides du CNL à l’intraduction. En revanche, les programmes Europe Créative sont politiques autant que culturels : leur objectif est d’« encourager la traduction de langues moins répandues vers l’anglais, l’allemand, le français et l’espagnol (castillan), car ces dernières favorisent une circulation plus vaste des œuvres ». Ainsi il s’agit de favoriser une « augmentation du nombre de titres étrangers disponibles sur les marchés nationaux et des possibilités pour les lecteurs d’accéder à la littérature étrangère de qualité26 ». Ce sont bien les cultures et les langues périphériques de l’Europe qui sont ainsi soutenues par l’Union européenne.
11Et de fait, ces différences de critères ont bien un impact sur la visibilité d’un hypothétique euronoir, mais cet impact est affaibli par le faible nombre de financements accordés. En France, à notre connaissance, seule la maison d’édition Agullo (dotée de la collection de récits policiers « Agullo noir ») en bénéficie. Actuellement, le soutien majoritaire est en France le CNL, dont on a vu qu’il ne se préoccupait pas des pays et langues d’origine. Si l’on synthétise les données éditoriales françaises afin de savoir quels pays sont majoritairement bénéficiaires, on ne peut dire qu’il y ait une nette prédominance de l’Europe.
Image 1 : Ratio Europe / Hors Europe dans les traductions
- 27 Il s’agit de Comme des rats morts, de Benedek Totth, publié en 2017 dans la collection « Actes Noir (...)
12En réalité, peu d’éditeurs de récits policiers prétendent à des aides, pour différentes raisons : ils n’en ont pas besoin financièrement, ils en rejettent les contraintes (bureaucratiques notamment), ils pensent que la fiction criminelle n’est pas légitime pour répondre aux critères littéraires de certaines institutions (celles du CNL). C’est dire que les aides institutionnelles jouent un rôle mineur dans la promotion de la diversité culturelle du récit policier : ainsi, sur la période examinée, la collection « Actes Noirs », l’une des plus cosmopolites (et européennes), ne peut mettre en avant qu’une aide à la publication, pour un roman hongrois27. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les catalogues restent, pour beaucoup, dominés par la littérature française et les récits venus de pays anglophones, en particulier les États-Unis. Seul le programme Europe Créative soutient l’Europe du polar, mais nous parlons ici d’un unique financement, car, nous le disions plus haut, seul l’éditeur Agullo en bénéficie. Le fait est néanmoins d’importance : si l’identité de cette jeune maison d’édition était largement fondée sur les pays européens, le programme a renforcé cette dimension, et récemment, décision a été prise de publier exclusivement des œuvres européennes, à compter de 2021.
13Que conclure de ce survol du rôle des institutions dans l’existence et la visibilité d’un euronoir ? Hormis le programme Europe Créative, nulle politique de soutien à l’édition n’est animée par le souci de promouvoir les cultures européennes et, en ce qui nous concerne, un euronoir. Du côté des intraductions, les subventions n’accordent pas de priorité aux productions européennes, et du côté des extraductions, il s’agit de soutenir la production nationale à l’étranger (de manière générale et pas seulement en Europe). Les cultures nationales ne doivent, si l’on force le trait, qu’à elles-mêmes d’exister à l’étranger.
14Plus globalement, nous avons acquis la certitude que le domaine éditorial ne fonctionne pas comme l’audiovisuel. Pour toutes les raisons évoquées, il n’est pas question de coopération européenne des différents acteurs de la chaîne de production œuvrant dans le sens d’une unification de la production. Mais alors, faut-il se tourner vers la production littéraire elle-même pour trouver l’euronoir ?
- 28 Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli, François Vallotton (dir.), Culture de masse et culture (...)
- 29 Lucie Amir, « Les auteurs “fétiches” de Quais du polar : modèles policiers au prisme des humanite (...)
15Peut-être pourrait-on saisir l’euronoir comme une nouvelle forme d’écriture de fiction criminelle, une sorte de néo-noir. Là encore, il faut décevoir les fervents défenseurs d’un euronoir aux qualités textuelles spécifiques. Il n’est pas une forme nouvelle ou spécifique de récit policier mais un agrégat de déclinaisons du genre qui circulent à travers l’Europe (et le monde), avec des réappropriations nationales plus ou moins marquées, et cela n’est pas nouveau. Le récit policier, né au xixe siècle et à peu près au même moment dans plusieurs aires culturelles (États-Unis, Grande-Bretagne et France), est d’emblée transnational et les traductions vont bon train dès cette époque, comme pour l’ensemble des littératures de grande consommation28. Le rayonnement anglophone, en particulier étatsunien, est tel qu’aujourd’hui encore, les auteurs américains restent la référence majeure des auteurs européens de récits policiers. Lucie Amir propose en 2020 d’analyser les auteurs cités comme référence ou influence par les invités du festival Quais du Polar, au fil des ans29. Elle propose une visualisation de ces données :
Ce sont les auteurs étatsuniens qui, sans surprise, dominent le réseau des modèles, en représentant plus de la moitié des auteurs cités (28/52). La Grande-Bretagne et la France, en rouge et en bleu, constituent après eux les nationalités les plus représentées quantitativement. […] La France est visuellement très présente sur le graphique (effet d’une majorité de Français parmi les auteurs « citants ») mais la taille moyenne de ses points (bleus) place en réalité ses auteurs de référence à un rang de notoriété moyenne, équivalent à celle de l’Italien Umberto Eco ou de l’Espagnol Manuel Vazquèz Montalban. En revanche, la tradition du polar scandinave est globalement discrète sur cette visualisation, mais le nombre et la diversité des fiches qui mentionnent Stieg Larsson et Henning Mankell en font des modèles aussi partagés que les représentants du whodunit britannique, ici Agatha Christie ou Arthur Conan Doyle (secondairement Graham Greene)30.
- 31 Arvas Paula, Nestingen Andrew (dir.), Scandinavian Crime Fiction, Cardiff, University of Wales Pres (...)
- 32 On consultera à ce sujet l’éclairante synthèse de Lise Dumasy-Queffélec, « Univers et imaginaires d (...)
16Le polar scandinave lui-même réinvestit des formes et des structures narratives héritées du roman policier et même de l’ensemble de la littérature populaire. Il ne s’agit pas de prétendre qu’il n’offre aucune spécificité (voir plus bas) mais de tempérer l’idée selon laquelle le polar nordique aurait changé le genre. Comme Paula Arvas et Andrew Nestingen le font observer dans l’introduction à leur ouvrage Scandinavian Crime Fiction, Sjöwall et Wahlöö, considérés comme les deux fondateurs du roman noir en Suède dans les années 1960, « did not invent a new form of police procedural in Roseanne, but adapted an emergent American sub-genre to a Swedish context31 ». Le succès colossal de la série de Stieg Larsson (poursuivie par David Lagercrantz) est lié à sa capacité à interroger nos sociétés modernes (et technologiques) à l’aune d’archétypes largement exploités par la littérature populaire occidentale du xixe siècle : Lisbeth Salander est une incarnation – certes féminine – du Surhomme, et par son entremise, le lecteur retrouve les thématiques historiquement ancrées de la filiation problématique, de la jumelle maléfique, entre autres, avec des schémas de rédemption et de sacrifice très fréquents dans les productions médiatiques32. La puissance anthropologique de ces motifs et de ces figures n’est sans doute pas pour rien dans le succès mondial de la série romanesque. Le talent de Stieg Larsson est d’avoir interrogé grâce à ces archétypes des aspects sociaux et politiques de nos sociétés : la domination masculine, la corruption des États par la finance, le poids de l’Histoire et des grandes fractures du xxe siècle, le rôle des nouvelles technologies dans la surveillance des populations, etc. Le noir nordique est par ailleurs un héritier soit du procedural à l’anglo-saxonne (Viveca Sten, Meurtres à Sandham, dix volumes depuis 2008), soit du thriller à l’anglo-saxonne (Emelle Schepp, Jana Berzelius, cinq volumes depuis 2014).
- 33 Louise Nilsson, « Uncovering a Cover: Marketing Swedish Crime Fiction in a Transnational Context », (...)
- 34 Benoît Tadié, Le Polar américain, la modernité et le mal, Paris, Presses Universitaires de France, (...)
17Pourtant, le noir nordique est reconnaissable entre tous, du moins dans le marketing éditorial. Louise Nilsson analyse en 2016 les stratégies marketing du polar suédois, devenu selon elle une industrie au poids financier considérable, catégorie à part entière sur nombre de sites de vente en ligne du monde entier : « The bestseller is surrounded by sophisticated marketing strategies, carefully designed to attract attention and become alluring on a transnational book market33. » Elle montre comment les traits perçus comme caractéristiques des polars suédois – l’importance de l’environnement, notamment la forêt, du climat avec la neige et la glace, des paysages nordiques propices au mystère – sont en réalité le résultat d’une stratégie marketing : « The representation of Swedish crime fiction is a fabric woven of transnational media discourses, marketing strategies, and literary echoes of the past. » Ainsi, les choix convergents de titres, d’illustrations de couvertures, de chartes graphiques, imposent une « visual story » sur différents marchés nationaux, faisant d’un environnement familier (pour les Suédois) un élément d’exotisme pour les lecteurs étrangers, et du Nord un lieu imaginaire de la littérature (« visual imaginaries »), un peu comme les grandes villes tentaculaires des États-Unis étaient devenues des espaces littéraires imaginaires, presque vidés de leur ancrage référentiel, dans le roman noir de la seconde moitié du xxe siècle : la métropole devient ainsi la métaphore d’un espace social désorganisé, de la « corruption du monde après la Chute34 ».
- 35 À ce sujet, voir sur le « rural noir » Alice Jacquelin, Genèse et circulations d’un paradigme cultu (...)
18Ainsi, même les récits policiers non-anglophones les plus enclins à la diffusion mondiale ne révèlent pas de spécificité formelle, mais apparaissent comme des actualisations de codes génériques hérités, et comme le résultat de stratégies marketing bien plus que de spécificités textuelles. Mais alors, serait-ce dans cette mise en avant de territoires autres – et européens – que se trouverait l’euronoir ? Autrement dit, faut-il voir dans l’euronoir un type de récits policiers qui souligne et renouvelle particulièrement l’ancrage territorial ? Nous ne prétendons pas apporter ici de réponse définitive, mais il nous semble que la prudence s’impose une fois de plus. Là encore, l’influence étatsunienne pourrait être plus importante qu’on ne le croit. Si pendant longtemps les récits policiers ont fait des lieux qu’ils exploraient des espaces quasi-abstraits au rôle purement narratif (la Grande Ville aux États-Unis, les villages et campagnes anglaises interchangeables dans le récit d’énigme), il semble qu’à la fin du xxe siècle, il y ait eu dans les fictions criminelles une réévaluation de l’importance des territoires, après un moment d’uniformisation et de dé-réalisation relatives. À la faveur du nature writing et de courants – parfois médiatiquement portés – comme l’école du Montana, les États-Unis ont mis la diversité de leur territoire à l’honneur, et le récit policier n’a pas échappé à ce mouvement35. Si Craig Johnson invente pour les besoins de ses polars un comté imaginaire, il n’en inscrit pas moins l’identité de ses personnages dans la réalité géographique et culturelle du Wyoming, tout comme Michael Connelly explore dans ses séries de romans les facettes les plus sombres de Los Angeles. Ainsi, que ce soit pour ancrer les fictions criminelles dans une réalité sociale documentée (par exemple les espaces sociaux dans le roman noir), pour offrir un ancrage reconnaissable entre tous et pittoresque (les cosy-mystery britanniques), ou pour investir des espaces dont le rôle narratif est crucial (par exemple les espaces extrêmes du thriller, comme la montagne enneigée), il semble bien que, plus que jamais, les récits policiers explorent des territoires précis. Peu importe qu’ils soient urbains ou ruraux, ou qu’ils soient un réservoir de situations narratives ou des symptômes de problématiques sociales : il n’y a pas là de spécificité européenne mais un mouvement plus global, qui part des États-Unis pour aller jusqu’à la Corée du Sud, au Chili, à la Pologne et à la Nouvelle-Zélande.
19Par conséquent, il n’y a pas de spécificité européenne dans le fait d’évoquer des territoires précis, et il y a par ailleurs une variété de territoires, ce qui veut dire que, plus qu’un euronoir unifié, se dégage une mosaïque de territoires. Et c’est ainsi que l’euronoir nous échappe encore…
20Serait-il vain de poursuivre un euronoir en tant que label unificateur de textes possédant des caractéristiques formelles communes, spécifiant ces textes par rapport à des catégories extra-européennes pré-existantes ou contemporaines ? Il nous apparaît que oui, car ce label est contredit par le double mouvement de la conformité générique à des « modèles » transnationaux dans une culture médiatique mondialisée depuis fort longtemps et d’une réappropriation nationale, ou d’une acculturation par aires culturelles et aires géographiques spécifiques, mais qui ne sont pas propres à l’Europe en tant qu’entité uniforme. Nous allons émettre ici quelques hypothèses, à la fois sur cette fuite perpétuelle d’un euronoir et sur les spécificités – malgré tout ! – de la production européenne, qui sont peut-être à chercher ailleurs.
- 36 Paula Arvas, Andrew Nestingen (dir.), Scandinavian Crime Fiction, op. cit. ; Jakob Stougaard-Nielse (...)
21La première hypothèse est qu’il n’y pas d’euronoir autrement qu’en mosaïque parce que l’Europe est territorialement, politiquement et culturellement mouvante, et qu’au sens où l’entend Barry Forshaw, en tant qu’elle correspond à l’Union européenne, elle est une construction trop récente et trop fragile pour pouvoir fonder une identité littéraire unifiée. En revanche, distinguer des univers de références culturelles géographiquement et/ou culturellement ancrés, au sein même de l’Europe mais ne s’y limitant peut-être pas, semble une piste – insistons sur ce terme programmatique – plus prometteuse pour interroger le récit policier européen. Différents travaux, repris et poursuivis au sein du programme DETECt, ont attiré l’attention sur des « zones » d’affinités culturelles qui semblent plus efficientes que le bien fuyant euronoir. Deux aires se dégagent particulièrement pour le récit policier : le Noir méditerranéen et le Noir nordique qui tous deux ont attiré l’attention des chercheurs36. On pourrait sans doute aller plus loin en distinguant au sein de l’Europe des aires d’influence : reste à en déterminer les principes. Peut-être faut-il s’appuyer sur les « régions » d’Europe définies par l’ONU, fondées sur des critères géographiques et/ou linguistiques.
Image 2 : Les régions d’Europe selon l’ONU
22Quoi qu’il en soit, considérer l’Europe comme une entité uniforme semble vain, et mieux vaut prendre en compte des zones d’influence culturelle fondées sur des critères différents.
- 37 Roland Robertson (dir.), European Glocalization in Global Context, Londres, Palgrave MacMillan, 201 (...)
- 38 Lissorgues Yvan, « Le “roman noir” espagnol actuel : un réalisme des sous-sols », Alicante : Biblio (...)
23Ce constat amène à une deuxième hypothèse : le récit policier européen est une mosaïque glocalisée. Robertson définit la glocalisation ainsi : « glocalization involves the diffusion of ideas and practices from one « place » to another37». Nous avons rappelé plus haut que le polar scandinave n’inventait nulle forme mais intégrait des codes textuels et génériques hérités. De même, le polar espagnol, qui se développe à partir de la période de la transition démocratique dans les années 1970, développe des spécificités en hybridant les codes du roman noir américain au réalisme social espagnol38. Dans ses développements ruraux récents, le polar espagnol réinvestit d’ailleurs le courant du costumbrismo du xixe siècle, ce roman qui peint de manière réaliste les mœurs d’une région, d’une communauté : des auteurs comme Agustín Martínez ou Jordi Ledesma, voire Dolores Redondo (cette dernière étant très inspirée aussi par le thriller… scandinave) illustrent cette version glocalisée du rural noir en Espagne. C’est d’ailleurs ainsi que Robertson analyse l’européanisation : comme une glocalisation. Tous sont des expressions glocalisées de la fiction criminelle, du récit policier. C’est sans doute ce qui en fait un phénomène aussi puissant éditorialement, aussi vivace littérairement : le polar ne cesse de se développer, y compris dans des pays qui n’ont pas de tradition ancienne en la matière.
- 39 Jurica Pavičić, L’Eau rouge (Crvena Voda, 2017), Villenave d’Ornon, Agullo Noir, 2021 ; Danü Danqui (...)
24Notre troisième hypothèse, la plus à même de saisir une spécificité du polar européen, est que ce récit glocalisé met en scène les fragilités de l’Europe, les tensions criminogènes entre le global et le local, la difficulté à glocaliser, précisément. L’imaginaire européen est traversé par des tensions entre le national (les différents États) et le supra-national (l’Union européenne et la centralisation bruxelloise), ou bien entre le local et le national (par exemple le Groenland et le Danemark, ou la Catalogne et l’Espagne). Le récit policier relate ces tensions, mettant en exergue l’opposition criminogène entre la globalisation – perçue comme standardisation – et la glocalisation, qui permettrait de cultiver une différence vitale. Il peint aussi l’Europe comme une réalité politique et territoriale toujours mise en question, que ce soit pour sa viabilité même (la possibilité d’imposer les mêmes contraintes économiques à tous les États, le Brexit), pour ses frontières et ses identités fragiles, en tout cas à l’est (du fait de l’expansionnisme russe), ou pour ses sécessions territoriales internes (les luttes pour l’indépendance de la Catalogne ou de l’Écosse). Les romans noirs publiés en Europe de l’Est ou qui parlent des évolutions récentes des territoires de l’Europe de l’Est sont à ce titre intéressants, car ils saisissent la reconfiguration identitaire de territoires jadis rattachés à la Russie (ou plutôt à l’URSS) et qui doivent négocier leur identité nationale et européenne39. De ces évolutions très rapides naissent des crimes, impliquant le plus souvent les institutions en perte de repères, au même titre que les individus. Le récit policier européen a donc pour particularité de questionner la glocalisation européenne, de mettre en récit la tension entre globalisation, glocalisation et identités territoriales, de mettre en scène la tension entre local et central (quel que soit le centre : l’État, l’Union européenne, la mondialisation), tension par essence criminogène. Les meurtres évoqués sont une réponse à la volonté de globaliser ou à l’incapacité à glocaliser, c’est-à-dire à s’adapter aux cultures et spécificités locales, à la standardisation elle-même criminelle (environnements saccagés, cultures locales détruites, populations déplacées ou pire). C’est une façon spécifique de réinvestir la peinture sociale des marges chère au versant noir des romans policiers : ici les marges sont les minorités culturelles, linguistiques, en tant qu’elles se heurtent à la domination des pouvoirs centraux (politiques, économiques).
- 40 Frasse Mikardsson, Autopsie pastorale, La Tour d’aigues-marines, Editions de l’Aube, coll. « L’Aube (...)
- 41 Composée de : Liquidations à la grecque, Seuil, 2012 ; Le Justicier d’Athènes, Seuil, 2013 ; Pain, (...)
25Ces oppositions sont parfois diffuses et presque anecdotiques, et alors elles ne jouent pas de rôle majeur dans l’intrigue. Ainsi, dans Autopsie pastorale, Frasse Mikardsson évoque l’opposition presque bon enfant entre Stockholm et la province suédoise. Lorsque le personnage de Magdalena prend des informations par téléphone auprès d’une laborantine de province, le récit précise : « Les Suédois hors du secteur de la capitale avaient l’habitude d’appeler les Stockholmois de manière péjorative “les 08” car ces chiffres correspondaient à l’indicatif téléphonique de la région de Stockholm40 ». Mais bien souvent, les récits policiers fondent toute leur intrigue criminelle sur les tensions nées de ces oppositions. Dans sa « trilogie de la crise », l’auteur de polars grec Petros Markaris41 évoque la pression mortifère de l’Union européenne pour que la Grèce soit à nouveau en conformité avec les règles financières et économiques de l’Europe, ce qui plonge le pays dans une crise bien plus grave encore. Dans Liquidations à la grecque, des membres de l’élite financière sont assassinés sur fond de manifestations populaires contre la rigueur économique imposée par l’Europe. Le narrateur et enquêteur, Charitos, est interpelé par un manifestant :
Je descends les marches du métro quand un septuagénaire m’agrippe la manche et me secoue :
- 42 Petros Markaris, Liquidations à la grecque (Lixiprothesmia Dania, 2010), Paris, Points Policier, 20 (...)
— Quatre cents euros de retraite, voilà ce que je touche ! me crie-t-il. Qu’est-ce qu’elle peut m’enlever, l’Europe ? Je te demande, quel Allemand, quel Français, quel Suédois peut vivre avec quatre cents euros par mois42 ?
26Dans de nombreux romans, les tensions sont explorées par le prisme des préoccupations environnementales qui correspondent aussi à des menaces pesant sur les peuples minoritaires et/ou dominés. Olivier Truc, dans sa série Sami, évoque les dangers qui pèsent sur ce peuple, et les tensions culturelles à travers le duo d’enquêteurs Mina et Klemet, ce dernier étant lapon. Il évoque dès le premier volume, Le Dernier Lapon, la difficulté pour les Lapons de résister à la cupidité des entreprises qui sacrifient depuis des décennies les populations locales, leur mode de vie et leur environnement aux exigences économiques de l’exploitation du sous-sol de ces territoires :
- 43 Olivier Truc, Le Dernier Lapon, Paris, Métailié Noir, 2012, p. 429-430.
Tu as ça dans certaines mines aujourd’hui même, en Afrique ou ailleurs, où on ne prévient pas les gars des dangers. Si les mineurs fument, en plus, ils crèvent très vite. Mais c’est insidieux. Le radon est inodore. Je suis certaine que les Sami à l’époque fumaient comme des pompiers. Et ils devaient picoler aussi. Les Suédois devait les amadouer avec du tabac et de l’alcool comme partout ailleurs quand on dompte les bons sauvages. […] Si le minerai transporté était bien de l’uranium, dans une petite mine pourrie sans ventilation, où le radon restait en suspens, ça a pu vous faire un carnage parmi la population de mineurs, garanti43.
- 44 Mo Malø, Qaanaaq, Paris, Points Policier, 2019, p. 57.
27Le récit policier européen explore les États du continent et les « colonies de l’intérieur », c’est-à-dire des territoires qui ont été annexés à certains États ou dominés par l’Union européenne, et avec une négation de leurs spécificités voire une exploitation – économique – des populations indigènes. C’est ce qui explique dans les romans d’Olivier Truc la problématique coloniale, présente également dans les récits policiers de Mo Malø. Dans Qaanaaq, le protagoniste, qui vit à Copenhague, est envoyé pour une enquête au Groenland, territoire insulaire qui lutte pour son indépendance vis-à-vis du Danemark après avoir acquis le statut de territoire autonome. Les tensions entre l’identité locale, héritée de la culture inuit, et l’identité danoise mondialisée, sont perceptibles dès le début. Alors qu’il s’attend à un choc, le personnage constate le « manque criant de dépaysement » dans un monde globalisé : « Il déplorait cette uniformisation des apparences et des mœurs – il voyageait peu, mais c’était chaque fois la même chose44 ». Certains personnages cristallisent cette opposition entre deux modes de vie, deux appartenances, comme Appu, qui sera l’acolyte du héros et qui travaille au poste de police local :
Ce qui le touchait le plus chez Appu, c’était l’impression qu’il partageait ce déchirement, cette fracture. Lui, entre deux cultures, Apputiku, entre tradition et modernité. Entre ce ragoût de phoque immangeable et son ordinateur au top de la technologie. Chacun à leur manière, ils pratiquaient le grand écart entre deux mondes. Des univers indispensables à leur équilibre mais qu’ils savaient impossibles à concilier45.
- 46 Pour le code switching et le code meshing, nous nous référons à Ashanti Young Vershawn, Barrett Rus (...)
28Cette mosaïque des cultures est mise en relation avec la mosaïque linguistique. Jakobsen et Jensen évoquent dans leur article sur la série télévisée The Team la convergence linguistique européenne qui est à l’œuvre. Comme dans cette série, mais de manière moins fréquente, les récits policiers européens mettent en scène le code-switching, c’est-à-dire la capacité des locuteurs à passer d’une langue à une autre dans un énoncé ou une situation46. Ainsi, dans Qaanaaq, le code-switching est institutionnalisé dans les règles de cette région autonome du Danemark :
- 47 Mo Malø, Qaanaaq, op. cit., p. 32-33.
Sans trop savoir d’où il tenait cette information, Qaanaaq se rappela que si le kalaallisut était devenu la langue officielle du Groenland avec la loi d’autonomie étendue de 2009, le danois était censé demeurer en vigueur dans les quelques administrations dépendantes encore directement de Copenhague, comme la police et la justice47.
- 48 Andrea Camilleri, Chien de faïence (Il cane di terracotta, 1996), Paris, Pocket, 2004 (Fleuve Noir, (...)
- 49 Ibid., p. 12.
29Mais le situational code-switching, qui consiste à changer de langue selon le contexte et la situation, est parfois transgressé pour devenir un metaphorical code-switching, c’est-à-dire le passage d’une langue à une autre dans la même situation. Qaanaaq, policier fraîchement arrivé de Copenhague, en fait l’expérience : alors qu’on vient de rappeler aux policiers qu’il convient de s’exprimer en danois par égard pour le nouveau venu, l’un d’entre eux adopte le kalaallisut pour le railler sans qu’il comprenne. Le metaphorical code-switching est utilisé à de nombreuses reprises dans ces fictions, et notamment Qaanaaq, pour souligner les oppositions entre les populations dominées et dominantes : une situation typique (un topos) est le refus de s’exprimer dans la langue de l’enquêteur-interrogateur et/ou de prétendre ne pas le comprendre. Mais les spécificités culturelles de ces différents peuples européens passent aussi par le code-meshing, une pratique par laquelle le langage – ici local – devient une ressource et un outil pour négocier les représentations et les interprétations de personnages dont les langues et les cultures sont différentes. Dans les récits policiers, on utilise alors les dialectes régionaux, locaux, pour montrer d’autres représentations et interprétations de la réalité et de l’enquête. Le kalaallisut est utilisé dans les romans de Mo Malø de la sorte, et Olivier Truc a recours au code-meshing dans sa série lapone. Qaanaaq se heurte souvent au imaqa d’Appu et des gens qu’il rencontre, terme qui signifie « peut-être » et qui est parfois utilisé dans des situations qui n’appellent nullement de réponse hypothétique mais un oui ou un non tranché. Imaqa permet ainsi d’opposer l’esprit danois (européen ?) binaire et tranché aux subtilités du rapport inuit au monde. De même, le code-meshing est devenu la marque stylistique d’Andrea Camilleri, permettant de saisir les spécificités territoriales et culturelles de la Sicile. Dans le récit comme dans les dialogues, le sicilien s’impose ponctuellement ou se mêle à l’italien par le lexique. Ainsi, certaines phrases prononcées par des personnages en dialecte sicilien sont reproduites intégralement, comme dans le texte italien, et suivies du texte en français (et en italien dans l’édition originale) : « Dutturi, tu voli u dutturi Didumminici. (Docteur, le docteur De Dominicis vous demande48) ». Le traducteur français Serge Quadruppani choisit aussi de ne pas traduire des expressions diverses, notamment culinaires, du sicilien ou de l’italien, comme « all’agretto », « alla carrettera ». Ce sont également des sicilianismes qui sont reproduits tels quels dans le texte français (par exemple, piancito pour plancher) ou traduits par des mots empruntés au provençal (par exemple dégùn pour personne), ou des expressions fleuries, directement traduites du sicilien : « T’as besogné de la bouche ces jours-ci49 ? »
30Somme toute, le récit policier européen explore la difficulté voire l’impossibilité de la glocalisation, l’incapacité des États ou des instances internationales (Union européenne, OMC) à tenir compte des identités et des besoins des populations, et explore deux facettes de ces oppositions : une fracture culturelle entre tradition et modernité, et une fracture entre identité singulière, fondée sur un mode de vie en harmonie avec l’environnement naturel, et une identité globalisée, standardisée, qui exploite jusqu’au massacre les hommes et leur environnement au nom des intérêts politiques et économiques. Notre hypothèse est donc que, si spécificité il y a dans les fictions criminelles européennes, elle réside dans ce nouveau rapport au territoire, un territoire qui exigerait la glocalisation mais se heurterait à une globalisation imposée et mortifère – économiquement, politiquement et culturellement.
31Notre quatrième hypothèse est qu’une autre spécificité du récit policier européen réside dans sa capacité à globaliser la fiction criminelle ou plutôt à explorer en toute conscience un imaginaire globalisé, en allant au bout de la démarche et en brouillant finalement les pistes. Tout d’abord, le récit policier européen a cette capacité à transgresser les frontières nationales pour proposer des fictions faussement nationales : on l’a vu, des auteurs français proposent des polars nordiques, des auteurs allemands écrivent des polars bretons dont ils se sont appropriés les aspects glocalisés pour exalter la culture locale (Bannalec) ou insuffler une vision critique des outrances de la globalisation, associée le plus souvent à la standardisation économique, linguistique et culturelle, lui opposant la résistance plus ou moins efficace de la culture locale. Le code-meshing et le choix du pseudonyme ne sont pas pour rien dans cet effet de transgression des limites nationales. Certains auteurs vont même plus loin et ne se contentent pas d’intégrer des termes empruntant au dialecte local : ils glocalisent, si l’on peut dire, la langue d’origine du récit. Peut-être peut-on analyser ainsi certains tours syntaxiques de l’italien par Camilleri, dont nous rendons compte ici par la traduction de Serge Quadruppani. Dans Chien de faïence (comme dans les autres volumes de la série), le traducteur Serge Quadruppani impose à la version française du texte des tournures syntaxiques peu conventionnelles mais qui reproduisent au plus près le rythme du sicilien, comme par exemple des reprises en fin de phrase de la mention du locuteur par une locution verbale inattendue : « Allô, Allô ? Montalbano ? Salvuzzo ! C’est moi, Gegè, je suis50. » Mo Malø fait pour sa part un usage malicieux des accents danois : il ajoute ainsi aux interjections françaises ah, oh, des allures scandinaves par des signes typographiques, qu’il va même jusqu’à commenter par le biais d’une réflexion de son personnage :
Øh… je vois.
- 51 Mo Malø, Qaanaaq, op. cit., p. 49.
Parfois, Qaanaaq bénissait intérieurement les interjections, tous ces Øh, ces Hum et autres Åh qui lui donnaient la seconde de réflexion nécessaire ; ce petit temps d’avance sur ses interlocuteurs qui faisait souvent toute la différence51.
32Sans l’italique, présent comme il se doit quand un terme étranger est utilisé (et c’est le cas dès l’incipit du roman, avec l’emploi des termes pitaraq et angakkuq), ces interjections sont appréhendées par le lecteur français comme les interjections françaises et non comme leurs versions danoises.
- 52 Donato Carrisi, Le Chuchoteur (Il Suggeritore, 2009), Paris, Le Livre de Poche, 2011 (Calmann-Lévy, (...)
33À cette transgression des frontières culturelles et linguistiques assignées, s’ajoute la capacité du récit policier européen à mettre en scène un imaginaire polareux globalisé au dernier degré, c’est-à-dire désancré. Dans ce cas, il est impossible de savoir où (dans quel pays, dans quelle région du monde) se déroule l’intrigue. Un cas exemplaire est fourni par la série du Chuchoteur, de l’Italien Donato Carrisi. Dans ce thriller (nous nous appuyons ici sur le premier volume, intitulé Le Chuchoteur52), l’auteur élimine tous les noms de lieux, à l’exception d’une adresse, le « 23, Viale Alberas », qui évoque une adresse italienne. Mais cet ancrage est démenti par d’autres indications, notamment l’idée d’État fédéral. Les noms de lieux sont évités, ou remplacés par les lettres XXXX (« Prison de haute sécurité de XXXX », p. 7), par l’usage d’une initiale (« Quelque part dans les alentours de W., 5 février », p. 9). Les lieux évoqués, lorsqu’ils doivent être décrits, sont des lieux passe-partout, comme cette petite ville, « une petite bourgade avec des maisons en bois et une église blanche » ; ou ce quartier populaire post-industriel que l’on peut trouver partout en Occident :
Un quartier ghetto classique, construit dans les années 1960, corollaire naturel d’une zone industrielle naissante. Il était composé d’immeubles gris, qui avec le temps avaient été recouverts par la poussière rougeâtre d’une aciérie des environs. Des bâtiments à faible valeur commerciale, avec un besoin pressant d’entretien. Une humanité précaire y vivait, composée principalement d’immigrés, de chômeurs et de familles subsistant grâce aux aides de l’État53.
34Les noms des nombreux personnages évoquent des consonnances tellement variées qu’il est impossible d’ancrer le récit. Noms français, anglo-saxons, latins, slaves, il y en a pour tous les pays, en quelque sorte : Mila Vasquez, Leonard Vross, Goran Gavilan, Alexander Bermann, Stern, Pablo, Tommy, etc. Les lecteurs de nombreuses nationalités et appartenances linguistiques peuvent ressentir une forme de proximité avec leur propre univers de référence culturelle. On peut aussi y voir un désancrage qui ramène le thriller à sa domination étatsunienne (d’un point de vue éditorial) car nombre d’éléments du récit convoquent, en dépit du désancrage général, des éléments de la culture générique américaine du thriller : « agent spécial », unités réparties en « départements », « programme de protection des témoins ». Le brouillage est volontaire de la part de Donato Carrisi, qui s’explique en 2019 sur ce choix de non-lieux pour sa série :
- 54 Nous traduisons : « D’un point de vue créatif, l’Italie est engluée dans le provincialisme. Nous ne (...)
L’Italia da un punto di vista creativo è gravata da provincialismo. Noi non riusciamo più a esportare storie se non quelle di criminalitа. Il nostro personaggio letterario più famoso nel mondo è ancora Pinocchio. Posso prendere un personaggio e chiamarlo Paolo Rossi? Non funziona neanche nell’immaginario del pubblico italiano. Io cerco di giraci intorno, e di superare in qualche modo questo provincialismo54.
35Ce roman correspond à une entreprise de désancrage qui pourrait sembler contradictoire par rapport à ce que nous avons dit précédemment : la territorialisation renouvelée et réinvestie du genre. Mais ici, Donato Carrisi ne gomme pas l’ancrage à proprement parler, il multiplie les ancrages possibles, offrant le choix au lecteur de faire du Chuchoteur un thriller américain, français, italien, ou ce qu’il voudra, et choisit d’installer son thriller dans la mythologie du genre, avec des choix quasiment méta-textuels, commentant les stéréotypes du thriller psychologique.
36Tels sont donc les deux versants d’un imaginaire européen du polar : une fiction glocalisée et transnationale ou une fiction globalisée en ce qu’elle se joue des frontières – culturelles, génériques –, s’assignant pour territoire un « genre » et non un pays ou une région du monde.
37L’euronoir n’existe donc pas, nous en sommes convaincue, en tant que label unificateur. L’examen conjugué des stratégies éditoriales et des œuvres amène plutôt à considérer les fictions criminelles européennes comme un ensemble composite, qui reproduit dans ce segment littéraire des réalités distinctes, de deux ordres : des récits qui reprennent et adaptent des schémas, des motifs, des figures historiquement ancrées, pour les proposer à un lectorat potentiellement international ; des récits qui s’adressent sans doute à un public moins vaste, allant parfois jusqu’à s’inscrire dans un marché de niche, pour évoquer les spécificités territoriales, culturelles, d’une « région » de l’Europe, à l’échelle d’une ville ou d’un pays. Il serait intéressant de pousser l’analyse car il semble bien que ces deux logiques correspondent aussi à des types de structures éditoriales différentes : des groupes éditoriaux voire médiatiques d’envergure d’un côté, contre de petites structures indépendantes et soucieuses de développer un marché de niche.
Image 1 : Ratio Europe / Hors Europe dans les traductions (crédit : Levet Natacha)
Image 2 : Les régions d’Europe selon l’ONU (crédit : Wikipédia)