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I. Euronoir

Territorialisation du polar européen, entre représentation pittoresque et écriture des marges

Alice Jacquelin

Texte intégral

  • 1 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entr (...)
  • 2 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit., p. 11.

1À contre-pied d’une tradition du roman noir urbain et ancré dans de grandes métropoles, le roman policier commence à investir, dès les années 1980-1990, des territoires et des régions situées loin des grandes capitales européennes. Le roman policier territorialisé fait alors son apparition dans le champ littéraire. Présent dans des maisons d’éditions locales aussi bien que nationales, dans des collections spécifiques dédiées à la littérature de terroir aussi bien que de grandes collections policières, il constitue un phénomène littéraire important aussi bien par son nombre de tirages que par les représentations qu’il propose des marges rurales et des zones périphériques. En France, le polar breton, le polar limousin ou le polar marseillais sont autant de déclinaisons possibles d’une forme de territorialisation du roman policier contemporain, qui s’ancre dans des espaces éloignés de Paris. Si les liens avec le mouvement littéraire régionaliste apparu à la fin du xixe siècle au moment du « réveil des provinces1 » sont ténus, des éléments de comparaison avec le polar territorialisé sont néanmoins possibles. Tout comme le roman régionaliste, le polar territorialisé incarne en effet une forme de « contestation de la centralisation littéraire2 », les États-nations et l’instance institutionnelle de Bruxelles y étant remis en cause par la référence à l’échelle micro- ou macro-régionale.

2Cependant, ces trois manifestations du polar régional français – les polars breton, limousin et marseillais – revêtent d’importantes différences aussi bien sur le plan de la production et des modes de diffusion que dans les descriptions et représentations proposées par les textes. Là où le polar breton correspond à la définition stricte du polar régional, produit, diffusé et consommé dans un réseau régional en insistant sur les éléments de pittoresque et sur le folklore local, le polar limousin propose au contraire une diversité éditoriale et militante plus importante. En cela, le polar limousin s’intègre dans une forme de polar rural décliniste et politique, qui offre bien souvent une vision critique des territoires marginalisés qu’il décrit. Le polar marseillais enfin présente une facette supplémentaire du polar territorialisé : un polar très urbain qui s’inscrit dans le réseau plus large du « polar méditerranéen » à l’échelle européenne et propose une réflexion sur les circulations et les migrations à une échelle macro-régionale. Ces trois manifestations du polar français territorialisé connaissent des parallèles européens : le Regionalkrimi allemand fait écho au polar local breton, et le polar de terroir italien participe autant au « polar méditerranéen » que le polar marseillais. Il s’agira donc, dans cet article, de partir d’une analyse des phénomènes français de polars territorialisés pour observer les prolongements possibles à l’échelle européenne.

3Le polar breton, le polar limousin ou le polar rural en France, mais aussi le Regionalkrimi allemand, le Nordic Noir scandinave ou encore le « polar méditerranéen » témoignent de catégorisations génériques qui s’intéressent à l’identité régionale à différentes échelles. On assiste en fait à une « régionalisation » du polar français et européen que cet article ambitionne d’étudier et de détailler. Quelles formes prend cette « régionalisation » du polar ? Comment sont représentées les régions dans les romans noirs contemporains ? Et que révèle ce retour de l’imaginaire de la région dans la littérature policière européenne ?

  • 3 Natacha Levet, « Le polar marseillais : de l’identité textuelle au phénomène éditorial », in Jacque (...)
  • 4 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », in Thomas Bauer (dir.), L’Écrivain et son Limousin, (...)
  • 5 Natacha Levet, « The Appeal of Local Noir in France Local and International Crime Fiction », rappor (...)
  • 6 Jean-Philippe Gury, 1871-1971 : un siècle de littérature policière en Bretagne, thèse de doctorat, (...)
  • 7 Jean-Yves Laurichesse, « Rural Noir », in Lignes de terre. Écrire le monde rural aujourd’hui, Dives (...)

4Malgré cette diversité littéraire et culturelle du polar régional, on constate cependant que peu d’études lui sont consacrées. Cet état de fait s’explique sans doute par la triple marginalité qui incombe au polar territorialisé : celle d’appartenir à la littérature de genre, de s’intéresser aux marges géographiques et économiques, et de s’apparenter parfois au roman régionaliste, production littéraire fortement soupçonnée d’accointances nationalistes et réactionnaires. Nous pouvons néanmoins mentionner les recherches de Natacha Levet sur le polar marseillais3 et le polar limousin4 – et plus largement sur le « local noir5 » –, ainsi que les travaux de Jean-Philippe Gury sur le polar régional breton6. Un chapitre de Jean-Yves Laurichesse sur le « rural noir7 » français intègre quant à lui le polar rural français dans le mouvement plus large des nouvelles écritures de la terre. Ces travaux sur lesquels nous baserons notre étude permettent de dresser une cartographie du polar français territorialisé, en démontrant la diversité de cette nouvelle production, au niveau de la structure éditoriale comme de l’engagement politique.

5Cet article vise donc à explorer la diversité des polars territorialisés, ainsi que des pistes de réflexion autour du retour de l’identité régionale. Pour cela, nous allons d’abord observer comment le polar local se développe dans la production française et allemande depuis les années 1980, pour étudier ensuite la façon dont le polar limousin rejoint une écriture des marges spécifique au « rural noir ». Nous analyserons enfin l’intégration du polar marseillais au cœur du phénomène plus large du « polar méditerranéen », et plus généralement la manière dont les étiquettes macro-régionales redéfinissent la production de roman policier à l’échelle européenne.

« Local noir » et polar d’« office du tourisme »

  • 8 Le polar corse est lui aussi une production locale à part entière qu’il faudrait examiner plus exha (...)
  • 9 Natacha Levet, « The Appeal of Local Noir in France Local and International Crime Fiction », art. c (...)
  • 10 Ibid., p. 15.

6Dans son étude sur le roman français régional, Natacha Levet identifie trois phases de développement de cette production localisée de polars qu’elle nomme le « local noir » (roman noir local). Elle identifie l’émergence du local noir dans la région sudiste, qui comprend Marseille et la Corse8, avec le succès du roman Trois jours d’engatse de l’écrivain marseillais Philippe Carrese aux éditions Méditorial en 1994, mais surtout en Bretagne avec la publication de la première enquête de Mary Lester, Les Bruines de Lanester, de Jean Failler aux éditions quimpéroises Alain Bargain en 1992 – série littéraire qui a fait recette et compte aujourd’hui 58 romans. Dans les deux cas, ces romans ont connu des tirages très importants pour des romans locaux qui valorisent « la couleur locale à travers des éléments descriptifs, les toponymes et même les dialectes locaux9 ». Levet identifie ensuite une seconde phase de développement du noir local français dans les années 1995-2003 au cours desquelles le polar régional s’étend à une échelle nationale par le biais d’adaptations télévisées, de création de collections spécifiques et de publications dans des collections d’envergure nationale. Enfin, elle repère une troisième phase d’expansion du polar local à partir de 2004 par la création de collections littéraires spécifiques, comme la collection « Terres de France » des Presses de la Cité qui accueille des thrillers à partir des années 2000. Pour Levet, « [l]e noir local constitue un marché florissant, et de nombreux éditeurs locaux et nationaux ont découvert l’attractivité lucrative de la fiction ancrée localement10 ».

  • 11 Jean-Philippe Gury, 1871-1971 : un siècle de littérature policière en Bretagne, op. cit., p. 281.
  • 12 Ibid., p. 282.
  • 13 P. P., « Éditions Bargain, le succès du polar breton », Ouest-France [en ligne], 15/01/2016, URL : (...)

7Le cas du polar breton, qui correspond à la définition structurelle d’une production littéraire locale, est particulièrement représentatif de cette tendance en France. Jean-Philippe Gury insiste sur la dimension régionale du polar breton : « [il] a pour particularité principale d’être porté par des auteurs autochtones publiés localement pour un lectorat autochtone11 ». Cette définition du polar régional par les moyens de production, de diffusion et de consommation s’applique particulièrement bien au polar breton : « La nouveauté réside dans l’apparition d’éditeurs bretons de fictions policières écrites par des auteurs bretons traitant de sujets bretons12 ». Les éditions Alain Bargain – qui se targuent d’être les précurseurs du polar régional – sortent aujourd’hui deux nouveautés par mois, avec des tirages moyens autour de 5000 exemplaires, certains best-sellers de leur catalogue se vendant jusqu’à 30 000 exemplaires13.

  • 14 Jean-Philippe Gury, 1871-1971 : un siècle de littérature policière en Bretagne, op. cit., p. 283.

8La « recette » de la collection « Enquêtes et Suspense » des éditions Bargain est simple : situer l’intrigue policière dans un lieu précis de la région bretonne en insistant sur les éléments de folklore et sur les effets de pittoresque. Ce type de récit criminel régional s’adresse donc aussi bien aux lecteurs locaux fiers de reconnaître leur ville ou leur village dans le récit, qu’aux touristes de passage qui lisent alors ces romans policiers comme un « guide de la Bretagne insolite14 ».

  • 15 Aurélien Masson, in Caroline De Benedetti (éd.), L’Indic. Noir magazine, n° 22 : « Crimes à la camp (...)
  • 16 Annie Le Coz, Les Maudits de Kérogan, Quimper, Ed. Alain Bargain, Coll. « Enquêtes et Suspense », 2 (...)

9Ces productions de romans noirs régionaux correspondent à des tirages et à des chiffres de vente importants, et se retrouvent dans des lieux de diffusion variés : du centre culturel Leclerc aux rayons des librairies parisiennes, en passant par les Maisons de la Presse des petites villes. Ce type de production, péjorativement appelée « polar d’office du tourisme15 » par Aurélien Masson, ancien directeur de la prestigieuse Série Noire de Gallimard, assume néanmoins totalement cette stratégie locale de vente, et effectivement jusque dans les offices de tourisme. Les couvertures Bargain, reconnaissables par le carré en surimpression du titre sur une photographie de paysage, évoquent dès le prime abord le voyage et l’exotisme breton. Quant à la maquette de laquatrième de couverture, qui propose une fiche d’identité humoristique des auteurs et autrices de la collection, ainsi qu’un court résumé du roman, elle insiste bien souvent sur le localisme non seulement des auteurs – ici Annie Le Coz qui est née à Quimper, travaille à Quimper, réside à Fouesnant (à 18 kilomètres) et ne s’exile que rarement hors de Bretagne – mais surtout de l’intrigue qui se situe dans un périmètre restreint, ici celui de Plomelin et « dans le même secteur16 ».

Fig. 1 : Paratexte des Maudits de Kérogan, Annie Le Coz, Editions Alain Bargain, 2006

Fig. 1 : Paratexte des Maudits de Kérogan, Annie Le Coz, Editions Alain Bargain, 2006

Photographie, Alice Jacquelin, Paris, 01/07/2022

Fig. 2 : Étalage consacré aux polars bretons, Bouquinerie du Centre de Dinan

Fig. 2 : Étalage consacré aux polars bretons, Bouquinerie du Centre de Dinan

Photographie, Alice Jacquelin, Dinan, 27/10/2020

10Depuis l’expansion du roman policier breton dans les années 1990, de nombreuses autres maisons d’édition et collections se sont positionnées sur le même créneau commercial du polar régional breton : on peut citer la collection « Breizh Noir » des Éditions Astoure (Erquy), l’éditeur et diffuseur Coop Breizh, ou encore la collection « La geste noir » des éditions régionales La Geste, implantées dans l’Ouest de la France.

Fig. 3 : Les maisons d’édition bretonnes

Fig. 3 : Les maisons d’édition bretonnes

Conception et réalisation L. Amir, F. Cerbelaud, A. Jacquelin, Université de Limoges, DETECt

  • 17 Katharina Hall, Crime Fiction in German. Der Krimi, Cardiff, University of Wales Press, 2016, p. 21
  • 18 Jochen Vogt, « Regionalism and Modernism in Recent German Crime Fiction (1990-2015) », in Thomas W. (...)
  • 19 Le site Regiokrimi.de recense, entre autres classements, les polars allemands par région : https:// (...)

11En comparaison, une nation comme l’Allemagne cultive depuis plus longtemps la veine du récit policier régional : le Regionalkrimi (Regiokrimi ou Heimatkrimi) est devenu très populaire dans les années 199017 avec l’apparition de nombreux auteurs et autrices allemands, situant leurs romans policiers locaux principalement en ville. La ville ou la région de l’intrigue sont d’ailleurs le plus souvent mentionnées dans le sous-titre du roman. D’une littérature de loisirs et d’un marché du livre amateur, le Regionalkrimi est progressivement devenu un important « marché potentiel » pour les « éditeurs grand public »18. Parmi les éditeurs de polars régionaux allemands, nous pouvons citer Emons Verlag (Cologne), Schardt Verlag (Oldenburg), Gmeiner-Verlag (Meßkirch), CW Niemeyer Verlag (Hameln) ou encore Silberburg-Verlag (Tübingen). Ces polars allemands régionaux mettent l’accent sur la reconnaissance des lieux, sur les clichés locaux et sur l’attrait des meurtres de proximité. Cette production prolifique s'explique par la relative indépendance des Länder et l’identité très forte de chacune de ces sous-structures administratives19. Si la date de naissance du polar régional allemand reste floue, on peut néanmoins citer deux publications qui annoncent ce mouvement : d’une part, celle, en 1984, du roman Tödlicher Klüngel de Christoph Gottwald ou encore celle, en 1989, du roman Eifel-Blues de Jacques Berndorf qui met en scène le journaliste à la retraite Siggi Baumeister, dans la région vallonnée de l’Eifel au sud de Cologne. La série Siggi Baumeister compte 23 enquêtes (1989-2013). Aujourd’hui, ce sont plutôt les enquêtes du Kommissar Kluftinger, créées par le duo d’écrivains Michael Kobr et Volker Klüpfer, qui tiennent le haut du pavé du Regionalkrimi avec une série de 11 romans policiers publiés entre 2003 et 2020. Ces enquêtes du chef de la police de la ville de Kempten, dans la région montagneuse de l’Allgaü, ont depuis été adaptées à la télévision allemande, dans la collection HeimatKrimi, par la société publique bavaroise de radiodiffusion Bayerischer Rundfunk entre 2008 et 2014. Trois d’entre elles ont aussi été adaptées au cinéma, et il existe même des « Klufti-tours » touristiques organisés dans les villes de Kempten et Altusried.

Fig. 4 : La répartition des auteurs de Regionalkrimi allemand

Fig. 4 : La répartition des auteurs de Regionalkrimi allemand

Conception et réalisation L. Amir, F. Cerbelaud, A. Jacquelin, Université de Limoges, DETECt

  • 20 Voir à ce sujet Gabrielle Saumon, Sylvain Guyot et Jacques Migozzi, « Du roman policier au territoi (...)

12Ce phénomène du noir local – qui se définit, au sens strict, comme de la littérature policière produite et lue localement, et dont l’intrigue se déroule dans des régions spécifiques en jouant sur un aspect folklorique et exotique – est donc un phénomène littéraire récent que l’on retrouve en France mais aussi dans d’autres pays européens. Parfois même, ce phénomène connaît une circulation intra-européenne : on peut citer à cet égard l’écrivain allemand Jörg Bong qui a publié depuis 2012, sous le nom de plume bretonnisant Jean-Luc Bannalec, les huit aventures du commissaire Dupin, situées en Bretagne. Les romans de Bannalec ont un énorme succès dans les pays germanophones où ils sont tirés à 3,8 millions d’exemplaires. Ils sont par ailleurs traduits dans 14 langues dont le français. Ils ont aussi été adaptés en série télévisée : Kommissar Dupin est diffusée en Allemagne sur la première chaîne publique depuis 2014 et en France sur France 3 depuis 2018. Enfin, la popularité du commissaire Dupin est telle qu’elle attire de nombreux touristes allemands chaque été dans la région de Concarneau. Ce tourisme littéraire témoigne de l’impact pragmatique du polar régional dans sa dimension exotisante et pittoresque sur les territoires20, y compris lorsque ces productions ne sont pas écrites par des écrivains locaux ou quand il s’agit de « faux locaux ».

Le roman noir rural, nouvelle écriture des marges

  • 21 Natacha Levet, « Noirs dessins en Limousin », art. cit.
  • 22 Pour l’analyse de la trajectoire et de la posture de Cyril Herry, voir Alice Jacquelin, Genèse et c (...)
  • 23 Ibid., p. 197.

13Si le polar breton est un cas d’école du polar régional français, il existe cependant d’autres régions de France qui développent un polar régional selon des modèles différents. Levet analyse par exemple l’émergence du polar régional limousin, qu’elle juge tardive et sans véritable réalité éditoriale – en raison de ce qu’elle identifie comme une absence d’identité régionale aussi forte que l’identité bretonne21. Le corpus limousin étudié par Levet contient aussi bien des polars publiés dans des collections nationales (Flammarion, Albin Michel, Après la lune), que des maisons d’édition à large empan régional (Geste, déjà citée, implantée dans les Deux-Sèvres), ou encore de petites maisons d’édition régionales limousines (Nykta, Écorce). Cette dernière micro maison d’édition, Écorce, qui fut dirigée par l’écrivain, photographe et vidéaste Cyril Herry depuis 2009, est aujourd’hui en sommeil. Cyril Herry n’en fut pas moins une figure structurante du « “rural noir” hexagonal22 » car il a notamment été l’un des premiers à publier, dans sa collection « Territori », les romans de Franck Bouysse, écrivain considéré comme le fondateur du polar rural français. La collection « Territori » est représentative des ambivalences du régionalisme du polar français contemporain. Ancrée dans un terroir spécifique, le Limousin, et publiant essentiellement des autrices et auteurs locaux, la collection revendique néanmoins une inspiration étasunienne, celle du Nature Writing23, tout en connaissant une envergure nationale grâce à un partenariat avec La Manufacture de livres. Les auteurs et autrices publiés par Cyril Herry, comme Antonin Varenne, Franck Bouysse ou Patrick Dewdney, s’imposent ainsi dans le paysage national. On le voit : l’échelle régionale, si elle fonctionne dans le polar limousin comme le référent premier, est cependant traversée par l’échelle internationale et l’échelle nationale qui l’enrichissent.

  • 24 Ibid., p. 200.

14Malgré le double soupçon d’essentialisation et d’exotisation attaché à l’écriture régionale, celle-ci constitue néanmoins une référence du discours critique pour parler des polars ruraux : « Qu’elle serve de modèle ou de repoussoir, la littérature régionaliste est donc une référence très puissante dans le discours aussi bien des éditeur.trice.s que dans celui des critiques français.es quand il.elle.s parlent aussi bien des auteur.trice.s français.es qu’étatsunien.ne.s24 ». Certains écrivains de polars ruraux, comme Franck Bouysse, ont d’ailleurs commencé par écrire dans des collections régionales chez des éditeurs comme les éditions bretonnes Alain Bargain, les éditions Geste des Deux-Sèvres ou les éditions limousines Lucien Souny. Cyril Herry récuse cependant l’étiquette « régionaliste » pour qualifier sa maison d’édition :

  • 25 « Entretien avec Cyril Herry », in Alice Jacquelin, Natacha Levet, Juliette Peillon (eds.), directi (...)

Pour autant, et paradoxalement, l’étiquette « régionaliste » ne me convenait absolument pas. Les exemples ne manquaient pas autour de moi, qui me faisaient dire que non, ce n’était pas ce que je voulais faire. Autrement dit : réduire un projet littéraire à une localité. Le réduire, c’est-à-dire le délimiter et indiquer clairement sur chaque livre qu’un public spécifique était visé, au détriment d’autres publics. Concrètement, cela serait revenu à estampiller la collection, à la munir d’indices concrets qui auraient dit : « C’est arrivé près de chez vous. » Cela revenait aussi à travestir les couvertures en les dotant de photos explicites à l’intention des résidents et des touristes. Non merci. La littérature est un art, pas un prétexte à vendre de la marchandise25.

  • 26 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », art. cit., p. 114.

15Si cette récusation de Cyril Herry oppose un refus de la dimension touristique et marketing immédiatement associée à ce sous-genre, Natacha Levet a cependant démontré que la « dimension référentielle et didactique26 » était bien présente dans certains romans limousins publiés par Herry et diffusés nationalement.

  • 27 Pierric Guittaut, D’Ombres et de flammes, Paris, Gallimard, Coll. « Série Noire », 2016.
  • 28 Benoît Minville, Rural noir, Paris, Gallimard, Coll. « Série Noire », 2016.

16Néanmoins cette tentation didactique et référentielle n’est pas réservée aux polars régionaux ; on la retrouve aussi dans des polars ruraux publiés dans des collections célèbres, notamment dans certains polars ruraux de la Série Noire de Gallimard : par exemple dans d’Ombres et de flammes de Pierric Guittaut27 et dans Rural Noir de Benoît Minville28. Ces deux romans publiés dans une collection à portée nationale s’ancrent dans la Sologne et dans la Nièvre, et s’appuient tous les deux sur le motif récurrent du difficile « retour au bercail » d’un personnage renouant avec ses racines campagnardes. Dans ces deux romans, des passages de vulgarisation destinés à l’explicitation des spécificités locales ressemblent à des descriptions de guides touristiques :

  • 29 Pierric Guittaut, D’Ombres et de flammes, op. cit., p. 26.

La forêt va ensuite border la route pendant des kilomètres et des kilomètres, jusqu’à un autre bourg, lui aussi assiégé par des sols sableux et humides, lui aussi plongé au cœur de bois où se terrent des centaines de sangliers et de cervidés. Le gros gibier, nouveau trésor de la région29.

  • 30 Alice Jacquelin, Genèse et circulations d’un paradigme culturel populaire en régime médiatique, op. (...)
  • 31 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit., p. 292.
  • 32 Claire Jaquier, Par-delà le régionalisme. Roman contemporain et partage des lieux, Neuchâtel, Éditi (...)
  • 33 Voir une courte analyse du blog de Pierric Guittaut in Alice Jacquelin, Genèse et circulations d’un (...)
  • 34 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », art. cit., p. 11.

17La dimension « régionaliste » est donc tout aussi présente dans le polar régional breton ou limousin que dans le roman noir rural à portée nationale : « [l]e régionalisme ne se trouve pas forcément où l’on croit, la “Série Noire” de Gallimard étant parfois bien plus régionaliste, dans les faits, que la collection limousine “Territori” de Cyril Herry30 ». Au-delà d’une dimension didactique ou folklorique, et depuis la « récupération vichyssoise31 » du roman régionaliste durant la Seconde Guerre mondiale, toute écriture régionale est immédiatement suspectée de complaisance avec des mouvances nationalistes : « Il donne lieu au soupçon de sympathies d’extrême-droite32 », explique Claire Jaquier. Cette tendance d’extrême-droite est par exemple présente en filigrane dans D’Ombres et de flammes de Pierric Guittaut. Dans le roman de cet auteur aux accointances frontistes33, la revalorisation de l’enracinement et des traditions anciennes – notamment la médecine rebouteuse – a des accents réactionnaires qui pourraient rappeler les thématiques des Déracinés de Barrès. Le retour à la vie campagnarde y est vécu comme une renaissance et une identité retrouvée loin de la grande ville et de ses excès : le policier, protagoniste du roman, commet une bavure au début du roman, et se rachète une conscience par un retour à son identité primaire. À l’inverse de ces vues réactionnaires de retour aux vraies valeurs du terroir et à l’entre-soi, on trouve dans le polar limousin étudié par Natacha Levet « une forme de résistance ou de militantisme34 » qui associe le Limousin à une terre d’accueil et de bienveillance pour les gens de passage. Si les soupçons de didactisme touristique, d’essentialisation régionale et de réaction idéologique se confirment dans le polar rural français contemporain, on les trouve donc tout autant dans certains polars ruraux nationaux que les polars régionaux, et ils ne concernent qu’une infime partie de cette production littéraire.

  • 35 Jean-Yves Laurichesse, Lignes de terre. Écrire le monde rural aujourd’hui, Dives-sur-Mer, Lettres m (...)
  • 36 Franck Bouysse, Grossir le ciel, Paris, Librairie générale française, Coll. « Le Livre de poche », (...)
  • 37 Jean-Yves Laurichesse, Lignes de terre, op. cit., p. 245.
  • 38 Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, Arles, Actes Sud, Coll. « Babel Noir », 2014.
  • 39 Colin Niel, Seules les bêtes, Arles, Rouergue, Coll. « Rouergue Noir », 2017.
  • 40 Antonin Varenne, Battues, Paris, Points, 2016.
  • 41 Alice Jacquelin, « Réalismes déclinistes du polar français contemporain : Nicolas Mathieu, Colin Ni (...)
  • 42 Daniel Fabre, « Roman régionaliste et région romanesque : frontières de la littérature », in Sylvie (...)
  • 43 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit., p. 9.

18Le reste des écrivains et écrivaines de polars ruraux propose une écriture des marges rurales, dans une perspective moins idéaliste que critique, et moins didactique que politique. Dans son ouvrage sur les nouvelles écritures de la terre, Jean-Yves Laurichesse propose un panorama général de la diversité des nouvelles littératures de terroir, dont il définit le « rural noir » comme l’un des principaux avatars avec « ce que peut offrir de transgressif au roman noir contemporain, plus habituellement nourri de violences urbaines, la “fausse” paix des campagnes35 ». Laurichesse étudie par exemple Grossir le ciel de Franck Bouysse36, ou encore Rural Noir de Benoît Minville : « […] Minville est représentatif d’une génération qui instille du noir dans le vert des nouvelles campagnes sinistrées, exploitant le potentiel de violence moderne appelé par le vide qu’a laissé “la fin des paysans37” ». Ces deux auteurs, Bouysse et Minville, s’inscrivent donc, aux côtés de Nicolas Mathieu, Antonin Varenne, Patrick K. Dewdney, Sandrine Collette, ou encore Séverine Chevalier, dans ce nouveau groupe d’auteurs et autrices de romans noirs qui écrivent sur des régions françaises enclavées et décrivent les nouvelles zones périphériques dans une forme d’actualisation décliniste du roman rustique. Parmi cette production variée, trois romans ruraux ont retenu notre attention : Aux Animaux la guerre de Nicolas Mathieu38, Seules les bêtes de Colin Niel39 et Battues d’Antonin Varenne40 se détachent davantage que les autres d’un ancrage toponymique omniprésent dans le polar régional. Ils travaillent ainsi à un « infléchissement de la référentialité spatiale » pour permettre « une possible généralisation de l’intrigue criminelle »41. Ainsi, ces trois polars ruraux sont porteurs d’un discours nostalgique sur la fin des mondes paysan et ouvrier, en évitant les mentions géographiques référentielles pour pouvoir viser à l’universalité d’un discours sur l’effondrement. Ils portent en eux un aspect prophétique proche de ce que Daniel Fabre nomme de « discrètes apocalypses42 ». De plus, l’organisation politique des espaces romanesques dans ces trois romans noirs ruraux renvoie à des oppositions sociales plus profondes ainsi qu’à une critique de l’État central qui délaisse ces marges géographiques et économiques. L’analyse de Thiesse sur le roman régionaliste français du début du siècle éclaire en ce sens la production contemporaine de polar rural : « [Le] régionalisme, semble-t-il, apparaît sur la scène nationale dans les périodes où les rapports entre le pouvoir d’État et les citoyens sont particulièrement critiques43 ».

  • 44 Ibid., p. 11.
  • 45 Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, (...)

19Le référent régional prend, dans le polar rural, un autre sens que dans le polar régional breton, limousin ou marseillais : ici, ce ne sont pas les conditions de production, de diffusion et de consommation qui priment sur la définition du « rural noir » mais au contraire un imaginaire de l’ancrage dans des territoires exclus de la mondialisation, des descriptions sociologiques qui travaillent les discours des habitants, et une enquête policière de terrain qui dévoile les mécanismes de l’exclusion aussi bien géographique que sociale. Les polars ruraux de Nicolas Mathieu, Colin Niel ou Antonin Varenne décrivent bien une vie rurale ou périurbaine loin des grandes métropoles. Cette caractérisation du rural noir n’est finalement pas si éloignée de la définition que donnait Thiesse du roman régionaliste du début du siècle, empreint de la « nostalgie d’un monde qui se meurt44 ». Le roman rustique ou paysan semble donc connaître une actualisation qui, bien loin de décrire l’atemporalité du monde rural ou la fixité supposée de ses mœurs, prend au contraire le poult d’un phénomène social que le sociologue Benoît Coquard appelle « faire sa vie dans des campagnes en déclin45 ».

Territorialisation du roman policier à l’échelle européenne

  • 46 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », art. cit., p. 108.

20La dimension critique est aussi présente à l’échelle européenne, à travers des romans policiers à portée nationale mais ancrés dans des terroirs ou des territoires spécifiques et dont la description porte en fait une critique sous-jacente du pouvoir central. Levet note à cet égard la différence d’avec le polar breton, dans la mesure où « le succès médiatique du polar marseillais a largement été relayé sur le plan national, auprès d’un lectorat national46 ». Si Levet souligne la différence d’envergure et de diffusion entre le polar breton et le polar marseillais, ce n’est pas tant pour inscrire ce commentaire dans la question de la valeur axiologique supposée supérieure de l’une ou l’autre de ces formes de polars régionaux, mais plutôt pour insister sur la diversité des modes de production, de diffusion et de consommation du polar régional français contemporain. Le polar marseillais porte en lui une dimension paradoxale de critique politique à portée nationale qui passe par un fort ancrage territorial.

  • 47 Jean-Claude Izzo, Total Khéops, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Policier », 1995, p. 208.

21Dans sa trilogie marseillaise, œuvre majeure du polar marseillais, Jean-Claude Izzo pose par exemple un regard désabusé sur cette ville en permanente transformation, façonnée par les migrations et la gentrification.Dans Total Khéops, par exemple, premier tome de sa trilogie marseillaise, le narrateur Fabio Montale, un flic déclassé, livre une lecture de la ville aussi bien sociologique que décliniste47. Si la dimension pittoresque est bien présente grâce à la description précise des diverses façons de boire le pastis, la dimension sociale prime par la description d’une partition géographique de la ville, entre les bourgeois d’un côté et les immigrés maghrébins de l’autre. Le commentaire des différents plans urbanistiques étend cette critique politique à l’échelle municipale, et l’évocation finale d’un quartier vidé de ses lieux de sociabilité parachève la critique en l’étendant à l’industrie du divertissement et au commerce mondialisé. Izzo livre une image d’une Marseille définie par son petit peuple et ses migrations, même si les mélanges et les échanges culturels ne se font pas sans heurts. Cette image d’un territoire en mouvement est l’une des raisons pour lesquelles le polar marseillais, dont Jean-Claude Izzo incarne probablement la figure la plus célèbre, a été intégré à la catégorie générique plus large du « polar méditerranéen ».

  • 48 La critique sociale du roman policier peut aussi passer par la description gourmande et culinaire, (...)
  • 49 Daniel Fabre, « Roman régionaliste et région romanesque : frontières de la littérature », art. cit.(...)
  • 50 Lucie Amir, Laëtitia Biscarrat, Alice Jacquelin, « Impossible Euronoir ? Le polar européen dans sa (...)

22Le polar italien participe lui aussi au « polar méditerranéen » et constitue un autre exemple frappant de la façon dont le référent régional est non seulement garant d’une forme d’authenticité, mais aussi d’une lecture critique de la politique italienne. En Italie, qui connaît une unification tardive et un pouvoir encore très fort des régions, les grands auteurs de polar italien sont fermement ancrés dans leurs terroirs, ce qui justifie de leur authenticité et de leur connaissance intime de territoires locaux. Les questions du terroir, du patois et de la description des spécificités locales, qui figurent comme l’une des tares du polar régionaliste, trouvent ici un regain d’intérêt. Les romans siciliens d’Andrea Camilleri peuvent ici servir d’exemple. La langue de Camilleri, qualifiée d’« italien sale » ou de « sicilianisme » dans la critique française, ainsi que les descriptions culinaires de ses polars48, comparées à « un voyage gustatif » par ces mêmes critiques, participent à la fois de l’exotisation et de la valorisation d’un écrivain extrêmement reconnu et légitime. L’ancrage territorial de Camilleri le positionne aussi comme une figure critique du gouvernement central de Berlusconi. Ce régionalisme, dont Daniel Fabre explique qu’il n’avait pas de sens en Espagne ou en Italie au début du xxe siècle49, participe donc non seulement d’une critique des États centraux, mais aussi plus largement d’une critique de l’institution européenne. Ce n’est pas un hasard si les actualisations du polar sud-européen que sont le polar italien et le polar grec sont « toujours soupçonnées plus vite qu’ailleurs d’être des polars de la crise50 », dans la critique journalistique française.

  • 51 Ibid.
  • 52 Natacha Levet, « The Appeal of Local Noir in France Local and International Crime Fiction », art. c (...)

23Ces labels littéraires de « polar méditerranéen », de « Nordic Noir », ou de « BalkaNoir » (polar des Balkans) font référence à des identités macro-régionales qui subsument les identités nationales et proposent des redéfinitions de l’identité européenne. À quoi ces catégories se rapportent-elles ? Peuvent-elles aussi être considérées comme participant de l’essor du référent régional, mais à une échelle européenne beaucoup plus large ? Et que traduit ce phénomène ? Les catégories de « Mediterranean Noir » et « BalkaNoir » restent des catégories encore peu usitées dans le discours critique français, mais elles sont tout de même plus présentes que la catégorie académique d’« Euronoir » totalement absente du discours critique : « Au signifiant englobant d’Euronoir, la critique journalistique préfère donc un millefeuille de régionalismes et de sous-genres au sein des littératures noires centré sur des figures vedettes et intermédiatiques51 ». Dans son article sur le polar limousin, Natacha Levet fait d’ailleurs le lien entre l’avènement du polar scandinave et celui du polar limousin : elle rattache ces deux phénomènes, qui se jouent pourtant à des échelles différentes, à l’essor mondial du polar depuis les années 1980 « dans des sphères jusque-là vierges ou presque de toute expression polareuse propre52 ». Le polar à l’échelle macro-régionale devient alors le moyen non pas tant de chanter une identité locale que de créer de potentiels territoires littéraires dans des espaces jusque-là peu enclins à la production littéraire.

  • 53 Lucie Amir, Laëtitia Biscarrat, Alice Jacquelin, « Impossible Euronoir ? Le polar européen dans sa (...)

24Le meilleur exemple de cette expansion de la fiction criminelle à l’échelle européenne dans des zones qui n’ont pas une tradition d’écriture policière reste le « Nordic Noir ». Si le polar suédois existe bien depuis les années 1960 avec les précurseurs Sjöwall et Walöö, il est vrai en revanche que c’est bien la série Millenium de Stieg Larsson, et son adaptation au cinéma, qui sont devenues la machine à vapeur du phénomène du Nordic Noir, désormais étendu à la Norvège, la Finlande, le Danemark, l’Islande et même le Groenland. Nous avons démontré que la réception critique française de Jo Nesbø par exemple est révélatrice de la structuration du polar scandinave dans l’imaginaire français. Cependant, cet imaginaire littéraire macro-régional passe autant par des appellations régionales comme « scandinave » ou « nordique » que par des appellations nationales53. Par ailleurs, il est étonnant de constater que les problématiques au cœur de la littérature régionaliste, qui semblaient pourtant éculées, méprisées ou distanciées par les critiques littéraires, reviennent alors sur le devant de la scène lorsque l’on parle de polar européen contemporain.

  • 54 Susanne Eichner, Anne Marit Waade, « Local Colour in German and Danish Television Drama: Tatort and (...)
  • 55 Ibid, p. 16. Je traduis.

25On trouve par exemple, dans des études sur le Nordic Noir intermédial, des questionnements similaires à ceux qui animait le genre du roman régionaliste. La question de la « couleur locale », dénoncée comme l’un des écueils possibles du régionalisme par Claire Jaquier, constitue par exemple l’une des pistes de réflexion les plus fructueuses menées par les chercheurs et chercheuses autour du Nordic Noir. La couleur locale54 dans les séries télévisées allemande et danoise Tatort et Broen y est notamment analysée sur le plan de la production comme une stratégie esthétique pour attirer un audimat international, mais aussi comme le résultat d’un cahier des charges qui demande bien souvent une représentativité régionale. Les autrices expliquent notamment enfin que la « couleur locale » du Nordic Noir produit aussi bien un sentiment de proximité pour les publics locaux qu’un effet d’exotisme autant géographique que social pour le public international : « La couleur locale est mise en scène comme une image de marque, qui fait référence à la fois au genre plus large du Nordic Noir et aux abîmes attirantes et fascinantes de l’âme humaine, tout en incarnant un idéal social de stabilité, d’États providence et d’égalité des sexes55 ». Ce double effet de la couleur locale produit ainsi une « communauté imaginée », unifiée autour de référents aussi bien régionaux que nationaux.

Conclusion

26Cet article visait à étudier les nouvelles formes contemporaines de polars territorialisés, en France et en Europe. Nous avons ainsi défini un continuum de ces productions littéraires qui dépeignent des zones périphériques, allant du polar régionaliste breton et du Regionalkrimi allemand jusqu’aux polars qui s’intègrent dans des macro-régions littéraires comme le polar méditerranéen ou le Nordic Noir, en passant par le polar limousin et le polar rural qui proposent des formes plus hybrides de description des territoires français marginalisés. Dans toutes ces formes de romans policiers territorialisés, l’insistance sur la couleur locale varie d’une peinture pittoresque et folklorique, presque régionaliste, à des évocations critiques, politiques et déclinistes.

  • 56 Daniel Fabre, « Roman régionaliste et région romanesque : frontières de la littérature », art. cit.(...)

27Dans ces romans noirs, l’enquête policière se fait alors enquête de terrain, et permet l’exploration, soit touristique soit documentaire, d’espaces jusqu’ici peu représentés en littérature. Ces nouvelles formes de « régionalismes » traduisent finalement le regain d’intérêt pour l’échelle régionale, qui permet une décentralisation et l’exploration de nouveaux espaces littéraires, et ce quand bien même « [entre] les mailles passe une quantité immense de textes qui ne sont pas lus et dont on ne parle pas, écrits et diffusés localement, parfois dans des langues minoritaires, [et qui se] déposent dans l’apparent no man’s land des livres oubliés56 ».

  • 57 Kim Toft Hansen et Valentina Re, « Producing Peripheral Locations: Double Marginality in Italian an (...)
  • 58 Tatort a notamment inspiré l’une des premières coproductions télévisuelles européennes dans son mod (...)

28Cette production littéraire, encore peu étudiée malgré l’importance des tirages et de sa diffusion sur le territoire européen, s’inscrit enfin dans un important mouvement transmédiatique plus large. De récentes études insistent notamment sur le phénomène des séries télévisées situées dans des « lieux périphériques57 » et sur les thématiques de la liminalité qu’elles produisent. Dans la production télévisuelle française, on pourrait citer la série Meurtres à… diffusée le samedi soir sur France 3 et qui met en scène des meurtres locaux dans différentes villes et régions françaises. Cette collection diffusée depuis 2013 compte aujourd’hui 9 saisons et se décline sur le modèle décentralisé de la série allemande Tatort, qui inspire de nombreuses séries policières depuis les années 198058. Il serait à présent utile et bénéfique de proposer une étude comparée des productions policières littéraires et télévisuelles territorialisées, pour évaluer l’importance des circulations ainsi que l’ampleur de ce phénomène transculturel et transmédiatique.

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Notes

1 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris, Presses Universitaires de France, 1991 ; voir aussi : Paul Vernois, Le Roman rustique de George Sand à Ramuz. Ses tendances et son évolution (1860-1925), Paris, Librairie Nizet, 1962.

2 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit., p. 11.

3 Natacha Levet, « Le polar marseillais : de l’identité textuelle au phénomène éditorial », in Jacques Migozzi et Philippe Le Guern (dirs.), Productions du populaire(s), PULIM, Limoges, 2004, p. 389‑405.

4 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », in Thomas Bauer (dir.), L’Écrivain et son Limousin, Limoges, PULIM, 2013, pp. 107‑120.

5 Natacha Levet, « The Appeal of Local Noir in France Local and International Crime Fiction », rapport D4.2 DETECt, 2020, pp. 14-17. Ce rapport DETECt est classé confidentiel dans le cadre des clauses de la European Research Agency.

6 Jean-Philippe Gury, 1871-1971 : un siècle de littérature policière en Bretagne, thèse de doctorat, sous la direction de Pierre Dufief, Université de Bretagne Ouest, 2011.

7 Jean-Yves Laurichesse, « Rural Noir », in Lignes de terre. Écrire le monde rural aujourd’hui, Dives-sur-Mer, Lettres modernes Minard, 2020, pp. 233-245.

8 Le polar corse est lui aussi une production locale à part entière qu’il faudrait examiner plus exhaustivement. Des collections spécifiques lui sont consacrées, notamment la collection « Nera » aux éditions Albiana.

9 Natacha Levet, « The Appeal of Local Noir in France Local and International Crime Fiction », art. cit., 2020, pp. 14-15. Je traduis. 

10 Ibid., p. 15.

11 Jean-Philippe Gury, 1871-1971 : un siècle de littérature policière en Bretagne, op. cit., p. 281.

12 Ibid., p. 282.

13 P. P., « Éditions Bargain, le succès du polar breton », Ouest-France [en ligne], 15/01/2016, URL : https://www.ouest-france.fr/bretagne/quimper-29000/editions-bargain-le-succes-du-polar-breton-3974996 [consulté le 01/06/2021] ; Julien Saliou, « Quimper : Les Éditions Bargain se développent avec le numérique », Actu [en ligne], 13/11/2018, URL : https://actu.fr/bretagne/quimper_29232/quimper-editions-bargain-se-developpent-numerique_19439546.html [consulté le 01/06/2021] ; Sandrine Bajos, « La Bretagne fière de ses polars », Le Parisien [en ligne], 06/04/2018, URL : https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/livres/la-bretagne-fiere-de-ses-polars-06-04-2018-7649337.php [consulté le 01/06/2021].

14 Jean-Philippe Gury, 1871-1971 : un siècle de littérature policière en Bretagne, op. cit., p. 283.

15 Aurélien Masson, in Caroline De Benedetti (éd.), L’Indic. Noir magazine, n° 22 : « Crimes à la campagne », Nantes, Fondu au noir, novembre 2015, p. 7.

16 Annie Le Coz, Les Maudits de Kérogan, Quimper, Ed. Alain Bargain, Coll. « Enquêtes et Suspense », 2003.

17 Katharina Hall, Crime Fiction in German. Der Krimi, Cardiff, University of Wales Press, 2016, p. 21.

18 Jochen Vogt, « Regionalism and Modernism in Recent German Crime Fiction (1990-2015) », in Thomas W. Kniesche (ed.), Contemporary German Crime Fiction Berlin, De Gruyter, 2019, pp. 81-104, p. 87. Je traduis.

19 Le site Regiokrimi.de recense, entre autres classements, les polars allemands par région : https://www.regiokrimi.de/regionalkrimis.php [consulté le 07/06/2021]. Voir aussi une carte des lokalkrimis en Allemagne : https://www.buechertreff.de/lokalkrimis/ [consulté le 07/06/21]. Pour des analyses journalistiques du phénomène du Regionalkrimi, voir Joachim Feldmann, « Görlitz ist noch krimifrei », Welt [en ligne], 05/03/2011, URL : https://www.welt.de/print/die_welt/vermischtes/article12705151/Goerlitz-ist-noch-krimifrei.html [consulté le 9/06/2021] et Tina Klinkner, « Der deutsche Regionalkrimi », s. d., URL : https://www.media-mania.de/index.php?action=artikel&id=51&title=Der_deutsche_Regionalkrimi [consulté le 09/06/2021].

20 Voir à ce sujet Gabrielle Saumon, Sylvain Guyot et Jacques Migozzi, « Du roman policier au territoire touristique. Ystad, Stockholm : enquête sur les phénomènes Wallander et Millenium », M@ppemonde [en ligne], n° 117, 2015/1, URL : http://mappemonde-archive.mgm.fr/num45/articles/art15102.html [consulté le 12/05/2022].

21 Natacha Levet, « Noirs dessins en Limousin », art. cit.

22 Pour l’analyse de la trajectoire et de la posture de Cyril Herry, voir Alice Jacquelin, Genèse et circulations d’un paradigme culturel populaire en régime médiatique : le cas du Country Noir. France-États-Unis. 1996-2016, thèse de doctorat, sous la direction de Denis Mellier, Université de Poitiers, 2019, p. 159.

23 Ibid., p. 197.

24 Ibid., p. 200.

25 « Entretien avec Cyril Herry », in Alice Jacquelin, Natacha Levet, Juliette Peillon (eds.), direction du numéro « Fabrique du polart vert : écopoétique et ruralité », Belphégor, 21-1, 2023 (à paraître).

26 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », art. cit., p. 114.

27 Pierric Guittaut, D’Ombres et de flammes, Paris, Gallimard, Coll. « Série Noire », 2016.

28 Benoît Minville, Rural noir, Paris, Gallimard, Coll. « Série Noire », 2016.

29 Pierric Guittaut, D’Ombres et de flammes, op. cit., p. 26.

30 Alice Jacquelin, Genèse et circulations d’un paradigme culturel populaire en régime médiatique, op. cit., p. 194.

31 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit., p. 292.

32 Claire Jaquier, Par-delà le régionalisme. Roman contemporain et partage des lieux, Neuchâtel, Éditions Livreo-Aphil, 2019, p. 27.

33 Voir une courte analyse du blog de Pierric Guittaut in Alice Jacquelin, Genèse et circulations d’un paradigme culturel populaire en régime médiatique, op. cit., pp. 318‑319.

34 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », art. cit., p. 11.

35 Jean-Yves Laurichesse, Lignes de terre. Écrire le monde rural aujourd’hui, Dives-sur-Mer, Lettres modernes Minard, 2020, p. 18.

36 Franck Bouysse, Grossir le ciel, Paris, Librairie générale française, Coll. « Le Livre de poche », 2015.

37 Jean-Yves Laurichesse, Lignes de terre, op. cit., p. 245.

38 Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, Arles, Actes Sud, Coll. « Babel Noir », 2014.

39 Colin Niel, Seules les bêtes, Arles, Rouergue, Coll. « Rouergue Noir », 2017.

40 Antonin Varenne, Battues, Paris, Points, 2016.

41 Alice Jacquelin, « Réalismes déclinistes du polar français contemporain : Nicolas Mathieu, Colin Niel, Antonin Varenne », Australian Review of French Studies, n° 58, 2021, pp. 137-150.

42 Daniel Fabre, « Roman régionaliste et région romanesque : frontières de la littérature », in Sylvie Sagnes (dir.), Littérature régionaliste et ethnologie, Arles, Actes Sud, 2015, p. 207.

43 Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit., p. 9.

44 Ibid., p. 11.

45 Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.

46 Natacha Levet, « Noirs desseins en Limousin », art. cit., p. 108.

47 Jean-Claude Izzo, Total Khéops, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Policier », 1995, p. 208.

48 La critique sociale du roman policier peut aussi passer par la description gourmande et culinaire, parfois perçue comme régionaliste, comme le prouvent les deux articles de Jean-Philippe Gury, « Plateau de fruits de mer » et « Aux Trois Cassoulets », dans le dossier « Polar et gastronomie », Revue 813, n° 102, 2008, pp. 17-19 et pp. 10-13

49 Daniel Fabre, « Roman régionaliste et région romanesque : frontières de la littérature », art. cit., p. 200.

50 Lucie Amir, Laëtitia Biscarrat, Alice Jacquelin, « Impossible Euronoir ? Le polar européen dans sa réception critique française », ¿ Interrogations ? [en ligne], n° 32, juin 2021, URL : https://www.revue-interrogations.org/Impossible-Euronoir-Le-polar [consulté le 12 mai 2022].

51 Ibid.

52 Natacha Levet, « The Appeal of Local Noir in France Local and International Crime Fiction », art. cit., p. 108.

53 Lucie Amir, Laëtitia Biscarrat, Alice Jacquelin, « Impossible Euronoir ? Le polar européen dans sa réception critique française », art. cit.

54 Susanne Eichner, Anne Marit Waade, « Local Colour in German and Danish Television Drama: Tatort and Bron/Broen », Global Media Journal, n° 5, 2015/1.

55 Ibid, p. 16. Je traduis.

56 Daniel Fabre, « Roman régionaliste et région romanesque : frontières de la littérature », art. cit., p. 217.

57 Kim Toft Hansen et Valentina Re, « Producing Peripheral Locations: Double Marginality in Italian and Danish Television Crime Narratives », Cinema & Cie, vol. 21, n° 36/37 : « Glocal Detectives: Cultural Diversity in European TV Crime Dramas », 2021, URL : https://riviste.unimi.it/index.php/cinemaetcie/article/view/16388 [consulté le 12/05/2022]. Je traduis.

58 Tatort a notamment inspiré l’une des premières coproductions télévisuelles européennes dans son mode de production décentralisé : la série Eurocops. Voir à ce sujet : Alice Jacquelin, « ‘Europudding’ or European Co-production? The Archaeology of Television Series Eurocops/Euroflics (1988-1993) », Journal of European Popular Culture, n° 12/2, 2021, p. 149-163.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Paratexte des Maudits de Kérogan, Annie Le Coz, Editions Alain Bargain, 2006
Légende Photographie, Alice Jacquelin, Paris, 01/07/2022
URL http://journals.openedition.org/belphegor/docannexe/image/4635/img-1.png
Fichier image/png, 625k
Titre Fig. 2 : Étalage consacré aux polars bretons, Bouquinerie du Centre de Dinan
Légende Photographie, Alice Jacquelin, Dinan, 27/10/2020
URL http://journals.openedition.org/belphegor/docannexe/image/4635/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 163k
Titre Fig. 3 : Les maisons d’édition bretonnes
Légende Conception et réalisation L. Amir, F. Cerbelaud, A. Jacquelin, Université de Limoges, DETECt
URL http://journals.openedition.org/belphegor/docannexe/image/4635/img-3.png
Fichier image/png, 130k
Titre Fig. 4 : La répartition des auteurs de Regionalkrimi allemand
Légende Conception et réalisation L. Amir, F. Cerbelaud, A. Jacquelin, Université de Limoges, DETECt
URL http://journals.openedition.org/belphegor/docannexe/image/4635/img-4.png
Fichier image/png, 327k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Alice Jacquelin, « Territorialisation du polar européen, entre représentation pittoresque et écriture des marges »Belphégor [En ligne], 20-1 | 2022, mis en ligne le 16 août 2022, consulté le 31 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/belphegor/4635 ; DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.4635

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Auteur

Alice Jacquelin

Attachée temporaire d’enseignement et de recherche – Université Paris Nanterre

Spécialiste de littérature populaire et de fiction médiatique, Alice Jacquelin enseigne l’histoire et les médiations du livre dans le Master Métiers du livre de l’Université Paris-Nanterre. Après avoir participé au projet européen DETECt sur les fictions criminelles européennes, elle est aujourd’hui dans l’équipe du projet ANR POLARisation sur les collections policières françaises (1945-1987). Ses recherches portent sur le Country noir (polar rural) en France et aux États-Unis, les enjeux politiques du roman noir, les limites entre fiction et non-fiction criminelle, et les imaginaires du complot et de l’enquête. Elle analyse aussi les séries télévisées policières et a codirigé un numéro de la revue Cinema&Cie sur les « Glocal Detectives. Cultural Diversity in European TV Drama » (2021). Elle a été co-commissaire de l’exposition L’Europe du polar (Universités de Limoges, Nanterre, BILIPO) et elle est secrétaire adjointe de l’association Littératures populaires et culture médiatique (LPCM).

ajacquel@parisnanterre.fr

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