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I. Euronoir

« Tu vuò fà’ l’Americano ». Le filone eurospy et la fabrique d’une identité européenne (1960-1970)

Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux

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Texte intégral

  • 1 Nous remercions Fabien Archambault de nous avoir suggéré le titre de cet article.

1« Faire l’Américain », comme dans la chanson de Renato Carosone, « Tu vuò’ fà’ l’Americano » (1955), prend dans l’Europe du second vingtième siècle des formes culturelles diverses1. Ainsi, au milieu des années 1960, une vague de productions et de co-productions cinématographiques relevant d’un genre baptisé a posteriori eurospy marque le Vieux continent. Si les logiques de production de ce cinéma reposent sur la collaboration entre pays européens, elles exploitent bien un modèle culturel étatsunien, celui du film d’espionnage façon James Bond et promeuvent un nouvel imaginaire de la consommation. La chanson de Renato Carosone met en évidence l’américanisation culturelle et ses dynamiques contradictoires. Si celle-ci emporte un grand succès auprès de la jeunesse européenne, elle soulève également des critiques qui, devant l’ampleur de ce processus, affirment que la nouvelle génération aurait abandonné aveuglément ses références culturelles, au profit d’une culture transatlantique plus attractive.

  • 2 Paul Bleton, Les Anges de Machiavel, Québec, Nota Bene, 2005.
  • 3 Matthieu Letourneux « Eurospy. Une culture pop européenne au lendemain de la Seconde Guerre mondial (...)
  • 4 Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide, Paris, Le Seuil, 2021.

2Dans les formes qu’impose le genre dans les années d’après-guerre, l’espionnage apparaît marqué par un certain nombre de récurrences : l’impunité du héros, violent, au nom du drapeau et des valeurs qu’il défend, le machiavélisme des protagonistes, la valorisation de la résistance morale et physique et, dans les formes populaires, l’hédonisme d’agents dont la vie est caractérisée par une disponibilité sexuelle permanente2. L’europsy ajoute une forte dimension transmédiale, une disposition au kitsch et embrasse une dynamique de production internationale3. Tandis que les westerns spaghetti sont tournés en Italie avec des capitaux étrangers mais avec des équipes artistiques italiennes (réalisateurs, personnel technique, producteurs) pour des histoires projetées dans une Amérique fantasmée, l’eurospy repose sur un casting, des équipes et des lieux de tournage transnationaux, pour camper une Europe américanisée, débordant sur la rive sud de la Méditerranée. Ces films ne sont pas pour autant les utopies réalisées de l’internationalisme promu par les élites progressistes des trois mondes4. Ils en sont même l’inverse, fantasme d’une mise en ordre du globe opérée par les anciennes puissances coloniales, sur fond de modernité technologique.

  • 5 Sur cette question, voir Austin Fisher, « Italian Popular Film Genres », in Frank Burke, A Companio (...)
  • 6 György Péteri, Nylon Curtain: Transnational and Transsystemic Tendencies in the Cultural Life of St (...)
  • 7 Les convergences qui s’opèrent à partir des mouvements tiers-mondistes ont nourri la radicalité pol (...)

3C’est dans le domaine du cinéma italien que les sérialisations opportunistes ont été les plus intenses. À propos de la façon dont celui-ci a eu tendance à multiplier les séries de longs-métrages inspirés d’un film ou d’un genre à succès, on a pu parler de filone, exploitation pendant quelques années d’un « filon » rentable et vite épuisé. C’est cette logique du filone qui explique aussi la tendance de ce cinéma à l’hybridation (avec le film criminel, la science-fiction, la comédie…) pour mobiliser plusieurs filoni à la fois5. Produit rapidement et en masse, l’eurospy a suscité un intérêt critique mineur, éclipsé par la série qui en est à l’origine et qui lui a survécu, James Bond. Notre article s’inscrit dans l’étude des imaginaires de l’américanisation, des transferts culturels en temps de guerre froide, dont les spécialistes ont montré la complexité : importance des mécanismes d’appropriation culturelle, absence d’homogénéité à l’intérieur des espaces nationaux, convergences entre l’Est et l’Ouest, circulations clandestines de productions à travers un « rideau » finalement moins épais – « de nylon » plutôt que « de fer »6. Ici, le genre de l’eurospy participe à la production d’un imaginaire singulier de la guerre froide, à l’exclusion d’autres possibles. La guerre froide est réduite à une opposition frontale entre les puissances, à la promotion d’un modèle de société, occultant le temps plus long des tensions géopolitiques et le rôle militant joué par le Sud global dans la façon de penser le monde moderne7.

Une matrice industrielle italo-européenne

  • 8 Austin Fisher, « Italian Popular Film Genres », op. cit.

4Austin Fisher présente le cinéma de filoni comme divergeant des cadres d’un cinéma national et postule que cette divergence a fait leur succès8. Le filone naît de la tension entre la domination étatsunienne et la résistance qu’elle suscite. À partir de 1946, les films de coproduction deviennent une réalité européenne encadrée par des accords et des traités, dans un contexte de reconstruction de l’industrie cinématographique. Les premiers pays à signer des accords bipartites sont la France et l’Italie, s’appuyant sur une collaboration plus ancienne – Jean Epstein ou Abel Gance tournent de l’autre côté des Alpes dès les années 1930. Cette première internationalisation n’entraîne pas celle des intrigues mais accompagne une mue, d’un cinéma qui privilégiait les genres provinciaux et locaux – comme les comédies napolitaines de Toto ou le strappalacrime pour le public italien urbain –, vers des formes capables d’atteindre une audience élargie, le peplum, le western, le giallo, l’eurospy.

  • 9 Lorenzo Quaglietti, Storia economico-politica del cinema italiano, 1945-1980, Rome, Editori Riuniti (...)
  • 10 Ludovic Tournès, Américanisation : une histoire mondiale XVIIIe-XXIe siècles, Paris, Fayard, 2020, (...)

5L’Italie possède un important marché national. Le cinéma y est un pilier de la culture médiatique, plus qu’ailleurs en Europe. Les salles de cinéma y sont nombreuses – 10 500 à la fin des années 1950, soit deux fois plus qu’en France, et les entrées massives, avec 700 millions de tickets vendus à la fin des années 19609. En outre, le pays offre des conditions de tournage économiquement avantageuses. Un accord signé en 1951 avec les États-Unis facilite les réinvestissements des profits étatsuniens dans des productions nouvelles. Dans les années 1960, l’Italie qui produit plus de films qu’Hollywood est aussi le lieu du néoréalisme, dont le succès sert aux élites culturelles européennes à affirmer la possibilité d’un cinéma différent de celui des États-Unis. La Péninsule est par ailleurs un espace clé de la géopolitique en recomposition de l’après-guerre. Le pays fait l’objet de l’attention de Washington, qui soutient la Démocratie chrétienne face aux communistes. Les inquiétudes des dirigeants étatsuniens se traduisent pendant la guerre froide par des interventions répétées dans les affaires intérieures italiennes. Le pays, comme le reste de l’Europe de l’Ouest, est marqué par une nouvelle étape de l’américanisation de la culture médiatique. Celle-ci vise « à construire une nation aux dimensions de la planète par un incessant mouvement de va-et-vient entre le continent nord-américain et le reste du monde »10. Dans ce contexte, le succès de l’eurospy tient dans sa capacité à négocier avec la culture étatsunienne, en l’articulant à des représentations nationales et continentales. Le genre n’a pas la dimension contre-culturelle et potentiellement subversive du western spaghetti, où le Mexique révolutionnaire peut, par exemple, donner matière à penser pour les mouvements tiers-mondistes ou les diverses mobilisations sociales.

  • 11 Selon les recensions, les chiffres varient d’une centaine de titres à plusieurs centaines, suivant (...)
  • 12 Sur ces productions peu connues, voir le catalogue dirigé par Richard Rhys Davis, Kiss Kiss Kill Ki (...)
  • 13 Voir par exemple les journaux L’Express et Le Mauricien pour l’année 1968.

6Pour cartographier l’eurospy, nous avons établi une base de données de 747 films d’espionnage, produits ou coproduits en Europe entre 1945 et 1980. Sur cet ensemble, 533 sont distribués entre 1962 et 1975, 345 entre 1965 et 1970. Pour l’Europe occidentale, nous avons repéré 320 films d’espionnage sur cette dernière période11, moins que ce que représente le western spaghetti (500). À ce massif, il faut toutefois ajouter les nombreuses productions est-européennes, moins connues et donc plus difficiles à évaluer, mais qui se comptent, sur la même période, en dizaines de films12. La mesure du nombre de films, si elle dévoile un continent oublié, ne dit rien de leur circulation. À la fin des années 1960, l’eurospy est par exemple distribué dans les cinémas de l’Océan indien, participant d’une programmation qui combine cinémas asiatiques, étatsuniens et européens13.

  • 14 Tim Bergfelder, International Adventures: German Popular Cinema and European Co-Productions in the (...)

7Les graphiques 1, 2 et 3, basés sur la nature des productions et co-productions, montrent le changement qui s’opère en quelques années dans la production de films d’espionnages en Europe. Marquée jusqu’au début des années 1960 par des traditions cinématographiques nationales qui ont dominé les époques précédentes (l’Allemagne, l’Angleterre, la France, l’Italie), la production bascule après 1962 dans un contexte nouveau, où l’Italie devient centrale, articulant des coopérations avec l’Europe latine et des partenaires hors de l’Europe politique mais dans sa sphère de contact et d’influence. Après 1966 (figure 3), la Péninsule reste majoritaire, avec un nombre plus réduit de pays tiers. Deux traditions cinématographiques se font face, opposant les films britanniques à ceux engageant le reste de l’Europe. L’industrie du cinéma outre-Manche s’est tenue à l’écart de ce qu’elle considérait comme un chauvinisme ouest-européen14. L’Allemagne et les États-Unis après 1962 jouent le rôle d’intermédiaires entre les deux espaces. Sur l’ensemble de la période considérée, l’Italie garde une place centrale, avec des liens privilégiés avec la France et l’Espagne.

  • 15 Graphique réalisé avec Gephi, à partir de 35 films (42 nœuds, 49 liens).

Réseau 1. Productions et coproductions de films d’espionnage en Europe de l’ouest (1949-1961) 15

  • 16 Graphique réalisé avec Gephi, à partir de 194 films (214 nœuds, 377 liens).

Réseau 2. Productions et coproductions de films d’espionnage en Europe de l’ouest (1962-1966)16

  • 17 Graphique réalisé avec Gephi, à partir de 143 films (159 nœuds, 260 liens).

Réseau 3. Productions et coproductions de films d’espionnage en Europe de l’ouest (1967-1975)17

  • 18 Paola Palma, « Les coproductions cinématographiques franco-italiennes, 1946-1966: un modèle de ‘‘ci (...)
  • 19 Petar Mitric, « The European Co-production Treaties: A Short History and a Possible Typology », in (...)
  • 20 Pour la seule année 1965, la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne ont coproduit 362 films (Pe (...)

8Les graphiques illustrent comment le cinéma de genre bénéficie pleinement du dispositif des coproductions. S’il prétendait défendre les cinémas nationaux et valoriser la culture nationale face à la puissance représentée par le cinéma américain, le principe a surtout largement servi à soutenir le cinéma populaire, en lui apportant les financements dont il avait besoin pour résister au rouleau compresseur des films à grand spectacle américains en produisant ses propres films d’action18. Assurant des avantages économiques substantiels, facilitant la circulation des équipes de tournage entre les pays et ouvrant l’accès des films aux marchés nationaux, le système des coproductions entraîne aussi un certain nombre de contraintes, comme la nécessité de recourir à un personnel et à des comédiens issus des pays coproducteurs, ou celle de tourner au moins une partie du film sur le territoire d’un des partenaires19. Ces conditions entrent en jeu dans la conception du film et se traduisent bien souvent par des choix scénaristiques spécifiques. C’est au moment où le système des coproductions atteint un pic en Europe, s’organisant en particulier autour d’un intense processus de collaboration entre la France et l’Italie20, que, dans le sillage de Goldfinger, le film d’espionnage connaît une soudaine flambée.

Le filone Bond

  • 21 Nicholas Diak, « ‘Permission to kill’ Exploring Italy’s 1960s Eurospy Phenomenon, Impact and Legacy (...)
  • 22 Roland Lacourbe, La Guerre froide dans le cinéma d’espionnage, Paris, Henri Veyrier, 1985.
  • 23 James Tont operazione due, 1966 ; Due mafiosi contro Goldginger, 1965 ; Goldsnake « Anonima Killers (...)
  • 24 Un tel effet d’unité imaginaire par-delà l’hétérogénéité des diégèses est facilité par le recours c (...)

9C’est donc dans le cadre d’une industrie culturelle européenne tentant d’inventer ses modèles économiques face à l’hégémonie américaine qu’il faut comprendre l’essor du film d’espionnage à partir de 1965, largement porté par la dynamique italienne du cinéma de filone21. La vogue de ce cinéma s’explique directement par l’immense succès de Goldfinger, qui impose le personnage de James Bond au niveau international. Certes, ce type de films s’appuie aussi sur une tradition qui s’était développée dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale (et qui existait en Grande-Bretagne dès l’entre-deux-guerres)22, mais à partir de 1965, ce n’est plus tant au thème de l’espionnage en général que se réfèrent les auteurs qu’à l’esthétique du « film bondien », dans la lignée duquel se situent explicitement les œuvres. En témoigneraient les titres dessinant de manière transparente la filiation revendiquée. Ainsi, pour la seule année 1965, qui suit d’un an le lancement de Goldfinger, sortent A 001 Operazione Jamaica, A 008, operazione Stermino, Agente 070 - un tango dalla Russia, Agente 077 - Dall'Oriente con furore, Agente 077 Mission Bloody Mary, Agente S 03 Operazione Atlantide, Agente segreto 777 – Operazione Mistero, Agente X 1-7 operazione Oceano, Agente Z 55 missione disperata, ou encore Agente 3S3 Passaporto per l'inferno, autant de films – presque tous des coproductions – dont le titre même démarque le modèle bondien. Parfois, le démarcage atteint un niveau comique, évoquant James Tont, Goldginger, Goldsnake ou Goldwather23… Quant aux affiches, elles mettent généralement en scène un espion en smoking, pistolet à la main, suivant un code visuel déjà popularisé par la série des Bond (ill. 1 à 3). La sérialisation est ici revendiquée jusqu’au parasitisme, affirmant la cohérence d’un architexte qui permet d’envisager chacun des espions comme un épigone de James Bond, si proche de lui par son nom et son apparence, qu’il ne serait pas tout à fait hétérogène à son univers diégétique – dans A 001, operazione Giamaica, le héros se fait passer pour James Bond auprès d’une jeune fille naïve ; et dans L’Affare Beckett (1966), une autostoppeuse demande au héros s’il est James Bond, sans qu’on sache très bien, dans les deux cas, le statut référentiel de ce James Bond évoqué par le personnage24.

Trois affiches de films d'espionnage: U. Lenzi, Superseven chiama Cairo, 1965; F. Baldi, Goldsnake Anonima Killer, 1966; A. De Martino et S. Grieco, Missione speciale Lady Chaplin, 1966

  • 25 Les plans de certains films, présentant l’espion au lit avec une femme quand le téléphone sonne, so (...)
  • 26 L’un de ces pays visités est souvent celui d’un des coproducteurs. C’est ce qui explique l’importan (...)

10Mais le lien avec la série initiale se traduit surtout par des structures similaires au modèle bondien. La plupart des films s’ouvrent ainsi sur une scène de crime excentrique valant prégénérique, ils enchaînent avec une mise en scène du héros, souvent au lit avec une jeune femme quand on le convoque25. Celui-ci se rend ensuite au quartier général de son agence (FBI, CIA ou agence anonyme), ce qui donne lieu à un briefing, souvent adossé à des dispositifs technologiques. Puis le héros gagne un premier pays exotique (occasion de vues touristiques en stock footage)26 ; c’est là qu’aura lieu le premier affrontement avec ses adversaires, etc. De même trouve-t-on régulièrement des scènes de casino, de piscine ou de plongée sous-marine, des épisodes de séduction et l’inévitable combat dans le repaire futuriste du méchant (qui peut être, dans les versions plus économiques, un cargo ou une villa).

  • 27 Et encore : OSS 117, bien que français, travaille pour les services secrets américains.
  • 28 L’Italien Giorgio Ardisson joue 3S3 et Aso di Picche sous le pseudonyme de George Ardisson, l’Allem (...)

11Le paradoxe c’est que, dans ce processus d’imitation, ce qui est perdu du modèle bondien c’est précisément son origine européenne. Si la source est initialement anglaise (à la fois pour les romans de Ian Fleming et les premiers films), les coproductions eurospy veulent clairement se donner un air américain. Ainsi, si l’on excepte les coproductions dominées par les Français, souvent plus chauvins27, la très grande majorité des espions (incarnés par des acteurs de série B américains ou par des acteurs européens au pseudonyme américain28) travaillent pour les services secrets étatsuniens (FBI, CIA ou quelque organisme plus vague). Dans un système de coproductions destinées à un marché européen, un tel choix a l’avantage de désancrer le récit par rapport à des contextes trop nationaux. Mais il s’agit aussi de convoquer une forme de cinéma spectaculaire associé à l’Amérique. Dans A 008, Operazione stermino, ce sont significativement les services britanniques qui, à la suite de la mort d’un scientifique au Caire, font appel à un agent américain pour leur venir en aide, opérant le glissement de l’héritage bondien vers sa version américaine. Dès lors, le moteur actanciel se déplace vers les États-Unis, et les films mettent en avant une américanité qui désigne autant l’esthétique recherchée (jazz rythmant l’action, efficacité du montage à l’américaine, courses poursuites) que l’imaginaire mis en scène dans la diégèse (héros athlétique, voitures puissantes, décors futuristes, technologie et niveau de vie élevé), à une époque où tous les pays européens négocient avec les valeurs de l’American way of life.

12Mais si le héros sert de véhicule à une américanité fantasmée, l’univers de fiction, lui, reste enraciné dans un cadre européen. L’agent circule surtout en Europe ou dans le bassin méditerranéen, occasion d’autant d’instantanés touristiques. Il s’agit d’abord de répondre aux contraintes de la coproduction (qui supposent d’engager des acteurs et des équipes de production issus des pays partenaires), aux facilités de tournage offertes par le dispositif, ou aux difficultés d’un budget serré qui implique de ne pas faire voyager l’équipe trop loin. Mais un tel choix s’explique aussi par le souci des coproducteurs de séduire le marché européen, puisque c’est lui qui leur assure la plus grosse part des revenus ; d’autant que chaque coproducteur a l’exclusivité des droits de distribution sur son territoire respectif. Ainsi, la présence d’un acteur connu (Horst Frank, Gérard Barray, Anita Ekberg, Roger Hanin) ou le développement d’une péripétie dans un des pays coproducteurs assure la complaisance du spectateur. Plus largement, les décors choisis correspondent aux destinations touristiques favorites des classes moyennes européennes des Trente Glorieuses : Paris, les côtes méditerranéennes, mais aussi le Maghreb, l’Égypte, la Turquie… Ces régions relativement proches sont celles de la première génération du tourisme de masse. En ce sens, l’exotisme des films est aussi un exotisme pour Européens. La volonté de séduire un tel public favorise en outre une forme de stylisation du monde.

  • 29 Cette neutralisation des problématiques nationalistes au profit d’un imaginaire atlantiste différen (...)

13L’intrigue du roman d’espionnage reste peu marquée par les préoccupations nationales des pays coproducteurs. Le héros est américain, les méchants sont russes ou chinois (quand ils n’appartiennent pas à de mystérieuses sociétés criminelles), et les pays traversés sont limités à quelques clichés. En réalité, par-delà les préoccupations nationales, le genre s’inscrit dans un imaginaire atlantiste qui, s’il ne fait pas consensus à l’époque, est susceptible de rencontrer largement les opinions majoritaires des publics des pays de diffusion, d’autant plus que, contrairement au roman d’espionnage de l’époque, il se garde bien de renvoyer directement à des événements géopolitiques déterminés29. On voit comment la figuration du monde enregistre les contraintes de production et les logiques de distribution. Elle neutralise les discours clivants ou les préoccupations des publics locaux, et elle fabrique un monde susceptible de satisfaire les attentes supposées des publics visés, tout cela articulé à la dynamique cohésive d’ensemble d’un genre international qu’on imite : le film bondien perçu paradoxalement comme un modèle de divertissement à l’américaine.

Imaginaires européens et consumérisme

  • 30 En 1957 et deux fois en 1964 pour Coplan, et en 1963 et 1964 pour OSS 117. Entre 1965 et 1970, OSS (...)
  • 31 Voir par exemple Nick Carter et le trèfle rouge, 1965.
  • 32 Jerry Cotton est une série de fascicules policiers publiée à partir de 1954, qui comprend plusieurs (...)
  • 33 Giacomo Manzoli et Guglielmo Pescatore, L’arte del rispiarmo ; il cinema a basso costo in Italia ne (...)
  • 34 Roy Menarini, La Parodia nel cinema italiano, Bologne, Hybris, 2001.
  • 35 À l’origine, Abenteuer de Rolf Torring a été publié en série de fascicules entre 1930 et 1939 avec (...)
  • 36 Le film est d’ailleurs sorti sous le titre Agente S3S: operazione Uranio

14On aurait tort toutefois d’écraser l’hétérogénéité des héritages locaux en réduisant le genre à son caractère supranational. Au contraire, son interprétation varie sensiblement suivant les pays. En France, la perception du genre est marquée par le modèle hardboiled des romans des Presses de la cité, du Fleuve Noir et de l’Arabesque. Les séries OSS117 ou Coplan ont d’ailleurs toutes deux été adaptées avant 1965 et continuent de l’être par la suite30, et l’esthétique du film noir se ressent particulièrement dans les productions dominées par les capitaux français31. En Allemagne, c’est un double modèle référentiel qui s’impose : celui des fascicules d’aventures en déclin mais qui connaissaient dans l’entre-deux-guerres un grand succès, et celui des fascicules pseudo américains de type Jerry Cotton et Kommissar X32. En Italie, la machine à produire des films à bas coût suivant un principe de rentabilisation rapide33 tend à associer logiques sérielles extrêmement standardisées (filone) et glissements parodiques rapides, dénonçant très vite l’usure des procédés via un principe de citation permanente des modèles, avec une tendance à favoriser des relectures bouffonnes du genre (comme dans les films de Franco et Ciccio) 34. Dès lors, suivant les associations entre pays engagées par les coproductions, on assiste à des types d’hybridation entre les différentes logiques nationales, chaque coproducteur tirant le film vers sa propre tradition. Le cas de Der Fluch des schwarzen Rubin (1965), coproduction germano-franco-italienne (mais avec capitaux allemands dominants et scénariste et réalisateur allemands) le montre de façon frappante, et ce, dès le choix des titres et des affiches. Les Allemands conçoivent le film comme une adaptation des fascicules d’aventures géographiques « Rolf Torring », série de l’entre-deux-guerres35. Mais en Italie, Rolf Torring devient l’agent S3S36, jouant pleinement le rôle d’épigone de S03 ou de 3S3 (mais aussi de Z51, A008, A001, etc.). En France, enfin, le personnage s’appelle U97 (Espionnage à Bangkok pour U97), et on met en avant le cadre de Bangkok, pour capitaliser sur le succès l’année précédente de Banco à Bangkok pour OSS 117 (dont il cherche à susciter l’écho par son titre) et rapprocher l’aventurier du personnage de la série française d’espionnage. En réalité, le film partage un peu de ces trois lignées, se prêtant à des lectures divergentes.

  • 37 Beatriz Preciado, Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Climats, 2011.
  • 38 « Les enfants avaient leurs nounours et leur panoplie de Thierry la Fronde, les yé-yé avaient leurs (...)

15Mais si le genre connaît dans chaque pays des variantes stylistiques, dans un mouvement inverse, les coproductions tendent à homogénéiser les esthétiques. Après 1965, les adaptations en France du Tigre, d’OSS 117 ou de Coplan ont assimilé les nouveaux codes internationaux du récit d’espionnage, qu’elles hybrident désormais avec l’imaginaire du film noir qui dominait auparavant. De même, en Allemagne, les adaptations au cinéma du Kommissar X ou de Jerry Cotton s’éloignent rapidement du modèle policier des romans pour devenir des versions germanisées des eurospy, avec exotisme et technologie tape-à-l’œil. L’espionnage apparaît ainsi comme le premier genre à définir ses codes au niveau européen. Et c’est la conception touristique d’une Europe à l’identité de carte postale qui en manifeste le plus nettement dans les fictions le principe d’homogénéisation. Or, cet univers standardisé donne un instantané des imaginaires médiatiques dominants de l’Europe des Trente Glorieuses. Car il est frappant que, par la médiation de James Bond, ce soit un certain type de représentation du monde, hédoniste et consumériste, qui s’impose. Le héros hardboiled ou l’aventurier des années 1950 laissent ainsi la place au playboy occupé avant tout à boire des cocktails et à séduire de jolies femmes dans des dancings ou au bord d’une piscine. Centré autour de la figure de l’espion jouisseur, un tel monde désigne un univers de plaisir dominé par les hommes. Il offre le récit sériel de nouvelles formes de consommation masculine qui s’inventent à l’époque, dont le playboy défini peu avant par Hugh Hefner dans le magazine du même nom présente la version médiatique37. Ce nouvel idéal masculin ne repose plus sur un imaginaire de la productivité (celle du soldat ou de l’ingénieur), mais sur une logique de consommation dominée par le plaisir : consommation des femmes, mais aussi des produits design, de vêtements ou des loisirs. Un tel mode d’existence adossé à tout un système de signes reconfigure la masculinité pour lui permettre de se conformer aux nouvelles logiques de consommation que mettent en scène les publicités à l’époque, les liant toujours plus au bien-être et à l’expression de soi. Avec ses costumes impeccables, ses gadgets et son goût des grands hôtels, l’espion incarne cette nouvelle masculinité consumériste plus à même d’entrer en phase avec les valeurs des Trente Glorieuses. Les publicitaires français avaient d’ailleurs bien perçu cette signification, eux qui avaient investi pour la première fois le marché du produit dérivé pour hommes autour de la figure de James Bond38.

Une reconfiguration des imaginaires européens

16Ainsi, la standardisation des imaginaires par la médiation des modèles américains n’est pas exactement de même nature que celle qui a pu se produire autour du film noir dès la fin des années 1940. En effet, malgré son caractère fantasmatique et stéréotypé, le monde du récit d’espionnage entretient des liens étroits avec la réalité des spectateurs européens. Ce sont leurs fantasmes – ou ceux que leur vendent les magazines – qui s’étalent dans les films. Mais ce sont aussi leurs peurs qui s’expriment. De fait, les intrigues, qui mettent le plus souvent en jeu un péril nucléaire ou l’une de ses variantes métaphoriques, sont liées aux événements contemporains, en pleine escalade entre l’URSS et les États-Unis (la crise des missiles a eu lieu en 1962). Ils évoquent de manière directe ou indirecte la puissance soviétique et la menace qu’elle fait peser sur l’Europe (la construction du mur de Berlin date de 1961), puis, de plus en plus, la montée en puissance de la Chine (le programme « Deux bombes, un satellite » a conduit en 1964 à l’explosion de la première bombe atomique chinoise). Ils se déportent en outre dans un espace méditerranéen qui se recompose, depuis la décolonisation, hors de l’influence européenne (tenue au Caire, la deuxième conférence des non-alignés fut l’un des événements géopolitiques de 1964). Tous ces événements servent d’arrière-plan aux intrigues, dessinant un imaginaire politique européen commun. Ils résonnent d’autant plus que l’affrontement mis en scène est celui d’Américains avec des forces du mal communistes ou criminelles sur le territoire européen, à une époque où la place des Américains en Europe devient un enjeu majeur.

17On peut lire le genre comme une version fantasmatique des transformations qui bouleversent l’Europe à l’époque. À cet égard, l’américanisme du genre, incarné par le héros comme par l’esthétique des films, exprime plus largement les tensions culturelles qui marquent le Continent : l’industrie cinématographique compose avec des formes exogènes, dominantes, qui recoupent des modes de dominations géopolitiques. On peut certes rencontrer des espions français ou anglais, mais ils sont condamnés à jouer les sidekicks dans un monde dont le centre interprétatif est américain. Et même quand, comme dans les films français, les héros appartiennent à la DGSE (à l’instar de Coplan, du Gorille ou du Tigre), il est rare que n’intervienne pas dans l’intrigue un agent du FBI ou de la CIA, confirmant implicitement le rôle périphérique de la France dans des conflits qui la dépassent. Ces agents européens qui accompagnent l’espion américain, ces belles européennes qui cèdent un peu trop facilement à ses charmes virils, ou ces scientifiques qu’il s’agit de sauver, répondent certes aux contraintes d’un casting international et à une volonté de séduire les différents marchés locaux, mais ils diégétisent le sentiment d’une soumission au modèle culturel américain. L’espion peut s’emparer des femmes, rafler la mise au casino et régler leur compte aux criminels, il manifeste le rôle joué par les États-Unis dans l’OTAN, dans la dissuasion nucléaire et dans les goûts et les aspirations des contemporains.

18Les voyages du héros reflètent aussi la mutation de la relation à l’espace européen, surtout si on considère l’unité des récits au niveau architextuel. Le genre nous fait alors voyager en Espagne, à Berlin, à Rome, à Paris ou à Londres…. La facilité avec laquelle les personnages sautent d’une capitale à l’autre détermine une unité imaginaire de l’Europe qui s’oppose à la conception nationaliste qui prévalait encore vingt ans plus tôt, caractérisant jusqu’aux années 1940 une culture populaire patriotique et xénophobe. Désormais, l’unité d’intérêt est formulée dans la dynamique même du récit. Un plan sur un avion atterrissant permet au héros de passer librement d’un pays à l’autre, faisant de Paris, de Rome ou de la côte espagnole des destinations accessibles au moment même où se tiennent les négociations politiques ayant conduit à la réalisation de l’Union douanière de 1968 entre les six pays de la CEE. Ce rapprochement peut aussi se lire dans la mise en scène d’intérêts convergents entre les différentes nations, avec des agents collaborant d’un pays à l’autre, car tous les personnages semblent évoluer dans la même sphère et parler la même langue, quel que soit leur pays, réduit à un décor de carte postale, interchangeable et accueillant : mêmes grands hôtels, mêmes piscines, mêmes voitures de course, mêmes scènes de danse dans un night-club, mêmes jolies filles disponibles… Tout comme le doublage en postsynchronisation permettait à des acteurs de pays différents de jouer ensemble chacun dans sa langue, les protagonistes – agents, informateurs, playmates ou scientifiques – peuvent tous communiquer ensemble et semblent appartenir à la même communauté imaginaire.

19Si les films dessinent une telle communauté imaginaire européenne, celle-ci s’ordonne paradoxalement autour de deux pôles antagonistes – celui de menaces internationales pesant désormais sur une Europe démunie, et celui d’une croissance économique promettant une vie de luxe et de plaisirs dans des stations balnéaires se multipliant à l’époque sur la côte méditerranéenne ; et dans ce cadre, les gadgets technologiques (émetteurs, briquets pistolets, mallettes truquées, écrans dissimulés…) trouvent leur écho dans les publicités pour les biens d’équipement qui occupent les pages des magazines, au même titre que les meubles design qui aménagent les intérieurs luxueux des villas. Car la vie de l’espion formule la promesse de prospérité que porte en elle la croissance européenne : l’argent, les grands hôtels, les femmes et les loisirs de luxe, les gadgets technologiques, tous associés à un imaginaire américain, forment le liant de cette unité européenne à l’articulation des politiques culturelles et économiques.

20Reproduisant cette tension, l’unité de l’espace européen est ainsi définie narrativement suivant la même dialectique de la surface (paradisiaque) et de la profondeur masquée (menaçante et criminelle). À la surface, les plages, les hôtels, les dancings et les casinos. Mais à chaque fois ce monde paradisiaque est troué par des éléments menaçants qu’identifie l’espion : faux client, faux serveur, fausse ingénue, vendeurs louches, passants inquiétants… La surface hédoniste dissimule mal les forces souterraines qui menacent la paix retrouvée dans ces pays. C’est cette identité paradoxale qui caractérise l’Europe en construction, affirmant sa bonne santé économique, mais démunie face aux menaces internationales qui pèsent sur elle.

21On pourrait lire de la même façon la présentation des destinations méditerranéennes dans les films : Égypte, Maghreb, Turquie sont des espaces de désir et de loisir, mais ils apparaissent aussi comme des zones inquiétantes, faites de ruelles tortueuses et de souks grouillants dans lesquels rôdent les assassins et les ennemis. À l’époque, une telle représentation entre en résonance avec l’imaginaire des anciens colons voyant s’affaiblir d’année en année leur influence méditerranéenne – et c’est aussi cet affaiblissement que peignent ces films, quand ces territoires autrefois dominés par l’Europe et encore marqués par la vieille imagerie coloniale (avec palais somptueux, danses orientales et bibelots pittoresques) semblent prêts à basculer dans le bloc communiste. Dans tous les cas, les conspirations apparaissent directement comme l’envers de l’imaginaire du confort et des plaisirs consuméristes – un envers d’autant plus angoissant qu’il révèle la fragilité de cette prospérité d’après-guerre.

Hypothèses sur la fin d’un monde

22Si la brève vogue des eurospy tient du parasitisme opportuniste de James Bond, elle n’en enregistre pas moins, du fait même de sa dynamique sérielle et des logiques de création qu’engagent les contraintes de coproduction, les préoccupations de l’époque. Genre par excellence des intrigues géopolitiques, le film d’espionnage se prêtait tout particulièrement à la mise en scène des mutations des imaginaires accompagnant les transformations de la place des pays producteurs sur la scène internationale. Tout en conservant les éléments d’attraction de la série bondienne (le playboy, les gadgets, l’imaginaire du luxe et du tourisme, les scènes de séduction, l’action spectaculaire et cosmopolite…), le genre les reconfigure pour des raisons économiques et juridiques autour de l’espace européen et méditerranéen. Ce faisant, il donne une nouvelle signification aux intrigues, mettant en scène une circulation des personnages entre les pays, tissant des liens qui sont tout à la fois ceux de la jeune CEE et de l’OTAN. L’importance des loisirs, du divertissement et de la consommation, de même que le goût des gadgets et de la technologie, donnent forme à la prospérité de l’époque et aux fantasmes qu’elle suscite. Mais à l’inverse, associée à la marginalisation croissante de l’Europe sur la scène internationale, cette prospérité est menacée, exactement comme le sont les touristes qui se promènent dans les films sans voir les espions autour d’eux. La peur du nucléaire, la menace soviétique, la perte d’influence en Méditerranée ou les tensions internationales rapportent malgré tout les fictions fantaisistes à la réalité politique de l’Europe. Dans ce cadre, le rôle de l’espion américain dit le renoncement aux récits nationalistes (ceux des romans d’aventures d’avant-guerre) et à l’idée d’une épopée européenne. Dès lors, la plupart des caractéristiques de ce genre peuvent être lues à travers les mutations géopolitiques, économiques et culturelles que connaît l’Europe. Les caractéristiques du genre ne les reflètent pas, mais en donnent une expression imaginaire, manifestant de biais et sans conceptualisation les fantasmes et les inquiétudes collectives face à ces mutations.

23La logique industrielle du filone condamne l’eurospy, comme le western spaghetti ou le peplum. Le cinéma d’espionnage qui a saturé les écrans européens disparaît progressivement, marquant un ralentissement dès le début des années 1970. En Italie, le poliziottesco, négociant avec le modèle de Dirty Harry (1971) et de French Connection (1971) le remplace, avec des intrigues politiques et policières ancrées dans un cadre urbain violent. Les troubles que connaissent les villes européennes, cibles des années de plomb (Italie), de la Fraction armée rouge (Allemagne, à partir de 1970) ou lieu du durcissement du conflit nord-irlandais après le Bloody Sunday de Derry en janvier 1972, changent le contexte de réception. La crise économique rend par ailleurs les chimères technologiques des espions moins désirables, dans des sociétés préoccupées par l’inflation et le chômage.

  • 39 Pierre Grosser, « La guerre froide, une périodisation impossible ? », Revue ATALA. Cultures et scie (...)
  • 40 Jan Eckel, Samuel Moy, The Breakthrough. Human Rights in the 1970’s, Philadelphie, University of Pe (...)

24L’évolution des sensibilités politiques peut également contribuer à expliquer la disparition de l’eurospy. La construction politique européenne devient plus réelle dans les années 1970-1980 et l’européanité peut s’incarner différemment qu’en réarticulant les thèmes et motifs du cinéma étatsunien. Surtout, comme le relève Pierre Grosser, les années 1970 annoncent la perte de l’hégémonie des deux blocs dans « la définition de l’agenda diplomatique et sur les formes culturelles39 », dépassés par la multiplicité des acteurs, l’émergence de valeurs nouvelles et une volonté de saisie globale des enjeux du monde, autour des questions des droits de l’homme, de diversité, ou des enjeux climatiques40. « Faire l’Américain » est moins de saison, tandis que l’action des États-Unis dans le monde est contestée – enlisement puis défaite dans la guerre du Viêt Nam, interventions au Chili et en Argentine.

25Que retenir, pour la compréhension du rôle des productions sérielles dans la fabrique des imaginaires collectifs du moment eurospy, de son émergence et de sa disparition ? Ce qui importe, c’est que ces mutations, loin de se faire de manière consciente, se produisent comme mécaniquement, par la répercussion dans l’intrigue et l’univers de fiction des contraintes matérielles. Le choix des décors, des acteurs et de leur nationalité, la nécessité du doublage ou de la postproduction, dépendent de cette relation entre intrigue et contexte de production. La forme que prend l’univers de fiction, de même que les caractéristiques narratives et stéréotypiques du récit sériel, répercutent ces choix, mais ils le font suivant une logique de vraisemblance qui va s’adosser aux discours collectifs et aux préoccupations du temps dans leur forme majoritaire. L’effet est encore accru par les dynamiques d’imitation sérielle, qui conduisent les auteurs à adopter les choix de leurs prédécesseurs sans réellement les penser en termes de discours ou de vision du monde. Cette manière collective de bricoler en fonction des contraintes produit un effet de sens qui entre en résonance avec les préoccupations de l’époque.

26De fait, il est logique que cette narrativisation et cette diégétisation des contraintes de production manifestent de manière privilégiée les transformations des sociétés qui produisent et réalisent ces œuvres. Loin d’être neutres, celles-ci convertissent, dans la forme de films consensuels destinés au plus grand nombre ce que la loi et les logiques économiques leur imposent. Elles conçoivent un récit de divertissement qui parle, ni plus ni moins, de leur propre monde et de leur manière de fantasmer ses mutations. En ce sens, c’est à l’articulation des logiques de production et de leurs reformulations dans les conventions sérielles que peut se lire l’évolution des imaginaires – ici, ceux d’une Europe d’après-guerre en train de se réinventer en profondeur.

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Notes

1 Nous remercions Fabien Archambault de nous avoir suggéré le titre de cet article.

2 Paul Bleton, Les Anges de Machiavel, Québec, Nota Bene, 2005.

3 Matthieu Letourneux « Eurospy. Une culture pop européenne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale », Études littéraires, 46-3, 2015, p. 47‑61.

4 Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide, Paris, Le Seuil, 2021.

5 Sur cette question, voir Austin Fisher, « Italian Popular Film Genres », in Frank Burke, A Companion to Italian Cinema, Chichester, John Wiley & Sons, 2017, p. 249-266.

6 György Péteri, Nylon Curtain: Transnational and Transsystemic Tendencies in the Cultural Life of State-Socialist Russia and East-Central Europe, Trondheim, Trondheim Studies on East European Cultures & Societies, 2006.

7 Les convergences qui s’opèrent à partir des mouvements tiers-mondistes ont nourri la radicalité politique du monde, gagnant les sphères militantes des pays occidentaux. Voir Anne Garland Mahler, « The Global South in the Belly of the Beast: Viewing African American Civil Rights through a Tricontinental Lens », Latin American Research Review, 50-1, 2015, p. 95‑116.

8 Austin Fisher, « Italian Popular Film Genres », op. cit.

9 Lorenzo Quaglietti, Storia economico-politica del cinema italiano, 1945-1980, Rome, Editori Riuniti, 1980.

10 Ludovic Tournès, Américanisation : une histoire mondiale XVIIIe-XXIe siècles, Paris, Fayard, 2020, p. 8.

11 Selon les recensions, les chiffres varient d’une centaine de titres à plusieurs centaines, suivant qu’on intègre ou non les heist movies (films de casse, comme la série des « sette uomini d’oro »), les films policiers ou de gangsters à intrigue internationale (la série des « kommissar X » ou des « Jerry Cotton »), certains films de conspiration aux protagonistes proches des super héros (« Fenomenal »), ou encore les films oscillant entre espionnage et science-fiction (002, Operazione luna, 1965).

12 Sur ces productions peu connues, voir le catalogue dirigé par Richard Rhys Davis, Kiss Kiss Kill Kill ; The Graphic Art and Forgotten Spy Films of Cold War Europe, Leeds, Picture and Sound Limited, 2011.

13 Voir par exemple les journaux L’Express et Le Mauricien pour l’année 1968.

14 Tim Bergfelder, International Adventures: German Popular Cinema and European Co-Productions in the 1960s, New York, Berghahn Books, 2005, p. 57.

15 Graphique réalisé avec Gephi, à partir de 35 films (42 nœuds, 49 liens).

16 Graphique réalisé avec Gephi, à partir de 194 films (214 nœuds, 377 liens).

17 Graphique réalisé avec Gephi, à partir de 143 films (159 nœuds, 260 liens).

18 Paola Palma, « Les coproductions cinématographiques franco-italiennes, 1946-1966: un modèle de ‘‘cinéma européen’’? », in Claude Forest (dir.), L’Internationalisation des productions cinématographiques et audiovisuelles, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017. Comme le remarque Austin Fisher, les grands genres populaires italiens sont pour la plupart pris dans un système de coproductions qui rend absurde leur identification comme films nationaux (« Italian Film Genre », op. cit.).

19 Petar Mitric, « The European Co-production Treaties: A Short History and a Possible Typology », in Julia Hammett-Jamart, Petar Mitric, Eva Novrup Redvall, European Film and Television Co-production: Policy and Practice, Cham, Palgrave Macmillan, 2018; et Claudia Romanelli, « French and italian co-productions and the limits of transnational cinema », Journal of Italian Cinema & Media Studies, Volume 4, n° 1, 2016. Pour les échanges entre France et Italie, voir Camille Gendrault, « Coproductions between France and Italy during the post-war period: the building up of a transnational audience ? », in Manuel Palacio et Jörg Türschmann (dir.), Transnational Cinema in Europe, LIT Verlag, 2013, Paola Palma, op. cit., pour les coproductions en Allemagne, voir Tim Bergfelder, International Adventures, op. cit.

20 Pour la seule année 1965, la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne ont coproduit 362 films (Petar Mitric, op. cit.). Pour les coproductions entre la France et l’Italie, si le pic est atteint en 1964, les coproductions restent importantes dans les années suivantes (Paola Palma, op. cit.).

21 Nicholas Diak, « ‘Permission to kill’ Exploring Italy’s 1960s Eurospy Phenomenon, Impact and Legacy », in Michele Brittany (dir.), James Bond and Popular Culture: Essays on the Influence of the Fictional Superspy, Jefferson et Londres, McFarland, 2014.

22 Roland Lacourbe, La Guerre froide dans le cinéma d’espionnage, Paris, Henri Veyrier, 1985.

23 James Tont operazione due, 1966 ; Due mafiosi contro Goldginger, 1965 ; Goldsnake « Anonima Killers », 1966 ; Agente Sigma 3 - Missione Goldwather, 1967.

24 Un tel effet d’unité imaginaire par-delà l’hétérogénéité des diégèses est facilité par le recours courant à une même équipe, parfois aux mêmes accessoires pour plusieurs films tournés en même temps. On retrouve alors les mêmes décors, les mêmes acteurs, parfois les mêmes accessoires (telle voiture présente à la fois dans Estanbul 65 et dans Due mafiosi contro Goldginger…)

25 Les plans de certains films, présentant l’espion au lit avec une femme quand le téléphone sonne, sont étonnamment superposables d’un film à l’autre – par exemple dans A 001, operazione Giamaica (1965), Le spie uccidono a Beirut (1965), Mision Lisboa (1965), ou Marc Mato Agente S077 (1965).

26 L’un de ces pays visités est souvent celui d’un des coproducteurs. C’est ce qui explique l’importance des épisodes parisiens même quand le film se concentre sur une destination plus exotique (voir par exemple la scène parisienne d’Agente 077, dall’Oriente con Furore, 1965)

27 Et encore : OSS 117, bien que français, travaille pour les services secrets américains.

28 L’Italien Giorgio Ardisson joue 3S3 et Aso di Picche sous le pseudonyme de George Ardisson, l’Allemand Joseph Meibes prend celui de John Ericson pour jouer l’agent S03, et le Tchèque Friedrich Strobel von Stein incarne un des OSS 117 sous celui de Frederick Stafford.

29 Cette neutralisation des problématiques nationalistes au profit d’un imaginaire atlantiste différencie le cinéma de coproduction du roman d’espionnage. Sur ce dernier genre, voir Erik Neveu, L’Idéologie dans le roman d’espionnage, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1985.

30 En 1957 et deux fois en 1964 pour Coplan, et en 1963 et 1964 pour OSS 117. Entre 1965 et 1970, OSS 117 sera à nouveau adapté quatre fois, et Coplan trois fois.

31 Voir par exemple Nick Carter et le trèfle rouge, 1965.

32 Jerry Cotton est une série de fascicules policiers publiée à partir de 1954, qui comprend plusieurs milliers de numéros. La série comptera huit adaptations entre 1965 et 1969. A l’exception de deux films, il s’agissait de coproductions germano-françaises ou germano-italiennes. Kommissar X est une autre collection de fascicules au long cours (elle comptait 1740 numéros lorsqu’elle s’est arrêtée). La série a connu sept adaptations entre 1965 et 1971, toutes sous forme de coproductions européennes. Sur ces séries, voir Tim Bergfelder, International Adventures, op. cit.

33 Giacomo Manzoli et Guglielmo Pescatore, L’arte del rispiarmo ; il cinema a basso costo in Italia negli anni Sessanta, op. cit.

34 Roy Menarini, La Parodia nel cinema italiano, Bologne, Hybris, 2001.

35 À l’origine, Abenteuer de Rolf Torring a été publié en série de fascicules entre 1930 et 1939 avec un total de 445 volumes.

36 Le film est d’ailleurs sorti sous le titre Agente S3S: operazione Uranio

37 Beatriz Preciado, Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Climats, 2011.

38 « Les enfants avaient leurs nounours et leur panoplie de Thierry la Fronde, les yé-yé avaient leurs idoles, les femmes leur émancipation. Seuls les hommes entre 25 et 40 ans n’avaient rien. Voici : cette grave lacune vient d’être comblée par James Bond » (Anne-Marie de Vilaine, « 48 millions de James Bond », Le Nouvel observateur, 4 mars 1965).

39 Pierre Grosser, « La guerre froide, une périodisation impossible ? », Revue ATALA. Cultures et sciences humaines, n° 17, 2014, p. 149-166.

40 Jan Eckel, Samuel Moy, The Breakthrough. Human Rights in the 1970’s, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2013.

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Table des illustrations

Légende Réseau 1. Productions et coproductions de films d’espionnage en Europe de l’ouest (1949-1961) 15
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Légende Réseau 2. Productions et coproductions de films d’espionnage en Europe de l’ouest (1962-1966)16
URL http://journals.openedition.org/belphegor/docannexe/image/4565/img-2.png
Fichier image/png, 131k
Légende Réseau 3. Productions et coproductions de films d’espionnage en Europe de l’ouest (1967-1975)17
URL http://journals.openedition.org/belphegor/docannexe/image/4565/img-3.png
Fichier image/png, 181k
Légende Trois affiches de films d'espionnage: U. Lenzi, Superseven chiama Cairo, 1965; F. Baldi, Goldsnake Anonima Killer, 1966; A. De Martino et S. Grieco, Missione speciale Lady Chaplin, 1966
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Pour citer cet article

Référence électronique

Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, « « Tu vuò fà’ l’Americano ». Le filone eurospy et la fabrique d’une identité européenne (1960-1970) »Belphégor [En ligne], 20-1 | 2022, mis en ligne le 29 août 2022, consulté le 31 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/belphegor/4565 ; DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.4565

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Auteurs

Loïc Artiaga

Loïc Artiaga est maître de conférences HDR en histoire culturelle à l’Université de Limoges. Spécialiste des fictions de grande consommation, il a publié Rocky. La Revanche rêvée des Blancs (Amsterdam, 2021) et, avec Matthieu Letourneux, Fantômas ! Biographie d’un criminel imaginaire (Les Prairies ordinaires, 2013).  

Articles du même auteur

Matthieu Letourneux

Matthieu Letourneux est Professeur à l’Université Paris Nanterre et membre du CSLF. Spécialiste des cultures sérielles et médiatiques et de la littérature populaire, il a publié L’Empire du rire, XIXe-XXIe siècle (avec Alain Vaillant, 2021), Fictions à la chaîne (Seuil, 2017), Cinéma, premiers crimes (avec A. Carou), Fantômas, Biographie d’un criminel imaginaire (avec L. Artiaga), La Librairie Tallandier (avec J.-Y. Mollier) et Le Roman d’aventures, 1870-1930. Il a dirigé une dizaine de volumes collectifs (dernier en date : Albert Robida, de la satire à l’anticipation (2022) et réédité les œuvres de Gustave Aimard, Gabriel Ferry, Emilio Salgari, Eugène Sue, Louis Forest et la série Fantômas. Il est rédacteur en chef de Belphégor (https://journals.openedition.org/belphegor/).  

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