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- 1 Forshaw Barry, Euronoir, The Pocket Essential Guide to European Crime Fiction, Film & TV, Pocket Es (...)
- 2 Ce numéro de Belphégor prend place dans un bouquet de publications scientifiques — déjà disponibles (...)
1Le label « Euronoir », forgé par le journaliste britannique Barry Forshaw pour l’un de ses guides destinés au grand public1, a pu connaître récemment un certain succès médiatique, au point d’être repris au fronton d’un colloque international2. Or la pertinence même de cette appellation unifiante mérite d’être questionnée. L’expansion transnationale et transmédiatique des fictions criminelles made in Europe est certes indubitablement spectaculaire durant les deux dernières décennies. Mais l’unité supranationale ou la convergence transculturelle que présuppose ce terme, si elles pourraient flatter un certain idéal institutionnel européen, comme une europhilie académique de principe, ne sont pas en revanche avérées à tout coup, loin s’en faut, dès lors que l’on observe avec attention les processus de production, de distribution et de réception des fictions criminelles, ou que l’on étudie corollairement le jeu des représentations proposé par ces récits multimédiatiques au cœur de l’imaginaire social contemporain.
2Nous avons donc pris le parti de remettre sur le métier la notion d’Euronoir, pour dissiper ses équivoques et sa nébulosité, en tentant d’appréhender la réalité complexe et multiple des fictions criminelles européennes des trente dernières années par des regards croisés et complémentaires : certaines des contributions, rassemblées dans la première section « Unité et diversité du Noir européen » se sont efforcées d’embrasser certains phénomènes à une échelle pan européenne, celle d’une géopolitique de la traduction (Migozzi), des festivals (Amir) ou d’un genre sériel (Artiaga et Letourneux), cette saisie contrastive débouchant sur des conclusions inédites sur l’Euronoir comme « mosaïque glocalisée » (Levet) ; une deuxième section, intitulée « Quel Euronoir vu de l’Est ? », présente des contributions saisissant la montée en puissance des fictions criminelles dans certains pays placés avant 1989 sous la coupe du pacte de Varsovie, en l’occurrence la Hongrie (Kalaï et Molnar-Kovacs) et la Pologne (Gemra, Mazurkiewicz), fictions qui peu à peu entrent dans les catalogues des maisons d’édition françaises (Bleton) ; une troisième section, « Vu de l’Ouest, un Euronoir triomphant ? » vise enfin à proposer des approches d’ensemble, et selon un point de vue renouvelé, de certaines tendances majeures caractérisant le polar européen d’aujourd’hui, qu’on les désigne dans une optique transnationale sous les noms de « Nordic Noir » (Toudoire-Surlapierre), de « Mediterranean Noir » (Pezzotti), de « Rural Noir » (Jacquelin), ou qu’on les aborde selon le prisme d’une Histoire nationale, en l’occurrence celle de l’Espagne déployant toute la gamme du noir en même temps que basculant vers la démocratie moderne (Guyard).
3Il va de soi que face à l’ampleur de la tâche un seul numéro de revue ne saurait suffire à imposer des conclusions définitives, et que cette première publication en appelle d’autres. D’autant que le lecteur sagace aura déjà probablement noté que ce numéro, par souci de cohérence, a délibérément resserré la focale — en dehors de l’article sur le genre cinématographique de l’Eurospy — sur les fictions criminelles imprimées, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences en termes d’observables : les travaux menés parallèlement sur les fictions criminelles d’ « écrans », et notamment les proliférantes séries télévisées du XXIe siècle, soulignent de fait, s’il en était besoin, que le livre en tant que média, et le roman en tant que forme narrative prenant vie et chair imaginaires dans une langue, se prêtent plus malaisément que le récit audiovisuel à la généralisation de formats et scripts transnationaux.
4Même si notre enquête sur l’Euronoir reste donc pour l’instant en cours, sinon au milieu du gué, elle nous permet néanmoins dès à présent de dégager quelques points d’ancrage pour une réflexion ultérieure, que nous nous risquons à partager sans prétendre loin s’en faut à l’exhaustivité.
Euronoir or « Plurality in Diversity »
5On nous pardonnera ce jeu de mots facile, par détournement de la devise officielle de l’Union Européenne « Unity in diversity », mais contrairement à ce que pourrait laisser supposer de dynamique unifiante le label d’Euronoir, ce qui frappe à l’examen de tout le spectre des fictions criminelles européennes contemporaines imprimées, c’est au contraire leur extrême variété générique. Certes, si l’on ne prend en considération que les processus d’import-export les plus massifs et les plus visibles, i.e. les traductions de best sellers paneuropéens comme Jo Nesbø, Fred Vargas, Michel Bussi, Henning Mankell, Philipp Kerr etc, on ne peut que constater comme le fait Jacques Migozzi que le thriller, en termes de force de vente internationale, pour employer le langage du marketing, l’emporte de très loin sur la séduction d’un noir plus corrosif, héritier du harboiled comme « littérature de la crise » selon la formule de Jean-Patrick Manchette. Mais si l’on s’efforce de tenir compte de toute la gamme des fictions criminelles effectivement produites, diffusées et consommées dans les différents pays et dans les différentes langues parlées au sein de l’Europe, la donne change : les fictions criminelles aujourd’hui s’étoilent en effet en un archipel de genres (Noir, thriller, récit d’énigme …), qui pour partie se recoupent tout en restant pragmatiquement distincts, genres qui par ailleurs bourgeonnent en variantes locales (dont le regional krimi allemand fournit un exemple type) très rarement extraduites, donc circulant peu sinon pas du tout au plan supranational. Partir à la recherche d’un Euronoir qu’on ambitionnerait de saisir à un niveau architextuel pourrait dès lors s’apparenter à une chimère. Autrement dit, si réalité de l’Euronoir il y a, elle mérite d’être restituée dans sa complexité et sa diversité bigarrée, qui résiste aux processus de globalisation, et qu’on ne peut réduire aux seules fictions criminelles consacrées symboliquement et/ou visibles internationalement. Observons au passage à cet égard que la dilection des universitaires— compréhensible et explicable, y compris en termes d’habitus et de logiques de champs — pour les formes les plus élaborées et les plus critiques des fictions criminelles contemporaines, que celles-ci prennent la forme de séries de la High Quality TV ou de romans noirs fouillant les plaies de nos sociétés contemporaines ou les abysses de la psyché, conduit peut être les chercheurs/ chercheuses à surévaluer l’impact de ces récits circulants — même si leur rayonnement est indéniable — et conséquemment à prêter une attention moindre à la permanence du whodunit et aux mutations contemporaines du récit d’énigme divertissant, qu’elles se déclinent sous forme de cosy mystery à l’anglaise ou de thriller « domestique » à la nordique…
L’Euronoir, une invention du XXIe siècle ?
6Ce qui semble indéniable en revanche c’est que l’émergence irrésistible des fictions criminelles imprimées sur un plan paneuropéen semble coïncider avec les premières années du XXIe siècle. Nul millénarisme pour autant : comme le note Natacha Levet, la diversification des catalogues d’éditeurs français pour s’ouvrir à des récits traduits d’une autre langue que l’anglais (autrement dits importés par intraduction d’autres pays que les États-Unis ou la Grande-Bretagne) s’amorce dès les années 80 et 90, et augmente à proportion de la légitimation progressive du genre, devenu « middlebrow ». Maj Sjöwall et Per Wahlöö commencent par exemple à voir leur série suédoise, inaugurée en 1965 autour des enquêtes de Martin Beck, traduite en anglais dès 1968 et dès 1970 en français, posant ce faisant les bases — si l’on suit les analyses de Frédérique Toudoire-Surlapierre — d’un « nordic noir » appelé à déferler sur toute l’Europe dans le sillage du succès phénoménal de la trilogie Millenium de Stieg Larsson (2005-2007). C’est bien toutefois autour de l’an 2000 que semble s’opérer une bascule majeure dans les stratégies éditoriales en faveur des fictions criminelles made in Europe, d’après les observations quantitatives de Jacques Migozzi, qui pointe une série d’indices concordants en matière d’intraduction et d’extraduction, indices qui semblent révéler l’intérêt grandissant d’un large lectorat pour des romans venus d’ailleurs que de la tradition anglo-saxonne dominante, et ouvrant donc l’imaginaire à d’autres territoires parés de la séduction de l’exotisme et à des couleurs locales nouvelles. Travaillant de manière pionnière sur le rôle fondateur des festivals « noirs » comme « espaces cosmopolites », où la transculturalité s’invente et se consomme, Lucie Amir constate de manière convergente que ces festivals de genre se multiplient de manière exponentielle depuis trois décennies : amorcé dans les années 1970 en France, Italie, Espagne et Allemagne, le processus se renforce au cœur de l’Europe occidentale entre 1995 et 2000, et s’accélère à compter de 2003, pour gagner l’Europe du Nord, et notamment les pays scandinaves, à compter des années 2010.
Vous avez dit glocalisation ?
7Troisième constat saillant, à parcourir l’ensemble des contributions de ce numéro : les fictions criminelles constituent un prisme symbolique de premier ordre pour saisir les permanences et les mutations des sociétés européennes contemporaines, tiraillées spectaculairement ou sourdement entre les deux pôles antagonistes de la globalisation assumée sinon désirée d’une part, et des replis identitaires de l’autre. Au fil des articles, on se convainc en tous cas que les concepts de « glocalité » et de « glocalisation », si souvent mobilisés depuis le milieu des années 2000 pour caractériser l’appropriation « locale » — en l’occurrence le plus souvent par des « séries culturelles » nationales, pour recourir à la notion proposée par André Gaudreault — de formats/scripts/genres transnationaux portés et promus par des industries culturelles visant un marché global, recouvrent dans la pratique des visages multiples sinon contradictoires, selon que l’on se place du côté du producteur ou de celui du lecteur-spectateur. Faut-il encore par exemple parler de « glocalisation » pour caractériser le succès massif du « Nordic Noir » en tant que produit culturel d’exportation conquérant, dès lors que la séduction de ces polars venus du froid – séduction qui plus est déclinée multimédiatiquement par des coproductions audiovisuelles relevant du born global – est pilotée industriellement par des agences scandinaves publiques ou privées selon une logique d’expansion internationale, relevée tout à la fois par Natacha Levet lors de son enquête sur le cas français comme par Adam Mazurkiewicz à propos de la Pologne ? A l’inverse, appréhendé du point de vue du lecteur sériel comme le propose Paul Bleton, l’Euronoir pourrait s’apparenter à un feuilleté de représentations glocalisées selon différents modes, puisque le lecteur pourrait « découvrir non seulement des fictions noires traduites émanant d’autres cultures européennes mais aussi des fictions noires (écrites dans sa langue ou traduites dans sa langue depuis une culture tierce) dont tel ou tel autre pays (…) européen constitue le référent ». Glocalisation : sous ce concept-parapluie on pourrait donc aussi bien ranger la vogue du polar arctique ou boréal que celle de son clone espagnol étudié par Emilie Guyard, l’euskandinave avec Dolorès Redondo en chef de file, de même que la série de vrais-faux polars groënlandais de l’auteur français à pseudonyme Mo Malø, ou encore la trilogie des îles Féroé publiée sous le nom de plume scandinave de Ove Løgmansbø par l’auteur polonais Remigiusz Mróz, comme le signale Adam Mazurkiewicz dans son article. Indubitablement les mondes de la critique journalistique et de l’édition n’ont pas été avares depuis une vingtaine d’années pour mettre en circulation de nouvelles appellations à des fins de promotion médiatique (cf l’exemple, étudié ici par Sandor Kalai et Dorottya Molnár-Kovács, de l’étrange « polar espagnol » qu’une maison d’édition hongroise a tenté de promouvoir sans succès). Mais ces labels volontiers territorialisés (Polar nordique, Noir méditerranéen, Balkanoir …), tout autant qu’à une glocalisation efficiente au niveau de la production, renvoient peut-être pour le lecteur/la lectrice avant tout à l’imaginaire d’un territoire et d’une dominante — au sens de Tomachevski — narrative qui lui serait associée. Barbara Pezzotti semble en tous cas le postuler dans sa contribution, puisque, face à l’Euronoir qu’elle analyse comme un label unifiant factice et porteur d’un syndrome identitaire exclusif, elle crédite la « fiction criminelle méditerranéenne » d’une vertu éthique d’ouverture à l’« autre rive » et à l’altérité, en y décelant les prémices d’une utopie de transculturalité.
8Autour de la dimension « glocale » des fictions criminelles européennes contemporaines se laissent donc deviner bien des tensions de notre présent. Comme le souligne Alice Jacquelin, la mosaïque de polars territorialisés que recouvre le manteau de Noé lexical de l’Euronoir s’avère symptomatique des résistances opposées à une homogénéisation pan-européenne. Souvent ancrées dans des sous-cultures régionales, ces fictions criminelles « de terroir » traduisent en effet fréquemment des processus centrifuges par rapport à l’échelon national, et a fortiori par rapport à un échelon supra national globalisé, et sont donc volontiers porteuses, fût-ce de manière latente, de dissidence sur les plans idéologique sinon politique. Et pas seulement au niveau des thèmes traités, mais aussi par l’affirmation d’un « localisme » langagier, qui, en pariant sur la puissance d’enracinement identitaire d’un dialecte /d’une langue régionale, paraît antagoniste avec une logique de globalisation néolibérale : si l’on connaît la sicilianité de la série des Montalbano de Camilleri, on connaît moins la couleur linguistique silésienne de la série du Lieutenant Hanusik de Marcin Melon, signalée ici par Adam Mazurkiewicz. On comprend mieux, dès lors qu’il est ainsi ressaisi dans le flux kaléidoscopique de représentations qu’il diffracte, que l’Euronoir puisse être considéré par Natacha Levet précisément comme une mise en scène des tensions entre global et local, puisqu’il traduirait symboliquement l’impossibilité de glocaliser de manière positive ; du même coup, comme l’affirme Alice Jacquelin, l’Euronoir s’avèrerait l’une des écritures contemporaines les plus acérées pour explorer et dire les marges des sociétés européennes.
Vers une géopolitique de l’Euronoir ?
- 3 Christophe Charle, « Comparaisons et transfert en histoire culturelle de l’Europe. Quelques réflexi (...)
9Les contributions de Jacques Migozzi et de Natacha Levet le prouvent à travers de multiples exemples, les logiques industrielles qui président à la circulation internationale des fictions criminelles imprimées relèvent d’une compétition économique et culturelle, dans laquelle tous les pays, toutes les langues et tous les auteurs ne partent pas sur un pied d’égalité. Si le phénomène ne date pas d’hier, il est en revanche probable qu’il se renforce aujourd’hui, si l’on suit comme le fait Émilie Guyard les analyses de Christophe Charle, qui affirme que « la progression de l’offre va de pair avec une accentuation des hiérarchies et des phénomènes de domination au profit de quelques centres ou de quelques types de production3». Le cas hongrois, scruté par Sandor Kalai et Dorottya Molnár-Kovács, est emblématique du phénomène avec une majorité d’intraduction de l’anglais dans les fictions criminelles disponibles en hongrois, y compris donc les productions nationales, et quasiment aucune extraduction vers d’autres pays européens.
- 4 Steiner, Ann : World Literature and the Book Market. In : Theo D’haen, David Damrosch and Djelal Ka (...)
10Dominée par quelques pôles ouest et nord européens, la République européenne des fictions criminelles – pour mimer un titre notoire de Pascale Casanova – semble bien en tous cas consacrer elle aussi – mais comment pourrait-il en être autrement ? – l’anglais comme sésame du rayonnement international : pour circuler largement en Europe sous forme d’intraductions en de multiples langues, les récits criminels continentaux doivent passer par l’épreuve qualifiante d’une traduction en anglais. En ce sens on se permettra de douter de la conclusion de Steiner citée par Kalai et Molnár-Kovács (“Studying the bestseller lists, one can account for the fact “that English-language literature does not dominate the globe”4 ), dans la mesure où la langue de création (par exemple le suédois pour Stieg Larsson), même si elle ne s’avère pas un handicap pour une expansion internationale, ne s’avère pas déterminante pour soutenir un triomphe quasi planétaire, démultiplié par le passage par l’anglais, lingua franca de l’édition contemporaine.
11Cela dit, la rationalité économique du grand marché, inégalitaire on l’aura compris, des fictions criminelles européennes, n’exclut pas l’existence d’affinités électives au sein de la galaxie polareuse européenne, qui tiendraient pour certaines à des liens anciens et/ou des homologies culturelles et historiques, quand d’autres phénomènes résistent en revanche davantage à l’explication. Ainsi Lucie Amir prouve-t-elle par des graphes éclairants que la dimension internationale de principe affichée par nombre de festivals se rétracte souvent autour d’un fort noyau national et d’un réseau de partenaires de pays limitrophes. De même, Jacques Migozzi, Natacha Levet ou Émilie Guyard soulignent-ils, par différence avec le reste de l’Europe, la faveur dont bénéficient les romans noirs à portée sociale et politique dans les pays de l’arc méditerranéen (France, Espagne, Italie, Grèce …), où les élites intellectuelles se sont affrontées au passé colonial ou totalitaire de leur pays. A contrario, comment expliquer le succès disparate de la série déployée autour de l’enquêtrice russe Anastasia Kamenskaïa par Alexandra Marinina ? Créditée de cinquante volumes dans le Wikipedia anglais et seulement d’une trentaine dans le wikipedia français – ce qui en soi est un assez beau symptôme de la saisie encore imparfaite de la circulation internationale des fictions criminelles – cette série, « traduite dans plus de 20 langues » d’après Wikipedia et adaptée sous forme de série télévisuelle russe « diffusée dans des pays de langue russe », toujours d’après Wiki.fr, est promue en Hongrie par un petit éditeur spécialisé qui en a traduit 8 titres, alors que dans le même temps 27 de ses titres sur 52 ont été traduits en polonais depuis 2004, 11 volumes sont parus en français au Seuil depuis 1997, et qu’en revanche un seul visiblement a eu droit à une traduction en anglais… L’Euronoir n’a manifestement pas fini de nous étonner…
De quelques considérations méthodologiques et épistémologiques
12Ce qui peut constituer l’intérêt de ce numéro de Belphégor, c’est aussi à nos yeux la variété des méthodes mobilisées pour approcher les corpus et les phénomènes amalgamés sous le label d’Euronoir, variété productive qui témoigne de la nécessité pour les recherches en culture médiatique de s’émanciper du close reading pour saisir l’ effet-littérature dans sa globalité contextuelle et cotextuelle — pour employer à dessein deux notions cardinales de la sociocritique tout en dépassant le cadre textualiste de cette approche. On pourra donc apprécier ci-après la fécondité de l’étude nourrie d’interviews d’acteurs de la chaîne de l’imprimé, à travers les contributions de Natacha Levet ou de Sandor Kalai et Dorottya Molnár-Kovács, et la productivité heuristique du recours aux humanités numériques telles que la mettent en œuvre sur des sujets bien différents Lucie Amir, Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, ou Jacques Migozzi. Cela n’invalide pas pour autant l’apport d’études panoramiques fondées sur une vaste connaissance de première main de corpus de gros gabarit — cf les synthèses de Paul Bleton, Alice Jacquelin, Emilie Guyard ou Adam Mazurkiewicz — ou de lectures intensives de textes prototypiques et fondateurs, comme la pratiquent Barbara Pezzotti, Frédérique Toudoire-Surlapierre ou Anna Gemra.
13Ce numéro de Belphégor pourra aussi légitimement se féliciter d’accueillir les contributions d’Adam Mazurkiewicz et de Anna Gemra — qui a dirigé de nombreuses publications en polonais sur le roman policier —, dont l’appareil de notes atteste de la richesse des publications en polonais sur la fiction criminelle, notamment polonaise, littérature critique dont nous méconnaissons l’importance et l’apport possible, faute de traductions, donc de circulation internationale. Au demeurant c’est ce même barrage de la langue, provoquant un cloisonnement des échanges et prolongeant en quelque sorte l’isolationnisme imposé par le rideau de fer jusqu’à la chute du Mur de Berlin, qui fait que certains genres de large consommation à visée propagandiste propres aux pays de l’Europe de l’Est, tels le « Militia novel » sont très mal connus en Europe de l’Ouest, rendant donc d’autant plus difficile d’apprécier la spécificité de l’« ostalgique » Néo Militia actuel ou de mesurer la force de rupture de la série très noire de Marek Krajewski étudiée par Anna Gemra.
14Terminons sur une note programmatique, comme pour appeler à un prolongement de l’enquête collective, dont le projet DETECt aura pu jeter certaines bases et baliser les terrains de fouilles à venir, en empruntant les mots de Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux raisonnant sur l’Eurospy :
En ce sens, c’est à l’articulation des logiques de production et de leurs reformulations dans les conventions sérielles que peut se lire l’évolution des imaginaires – ici, ceux d’une Europe d’après-guerre en train de se réinventer en profondeur.
15L’Euronoir, ou la nébuleuse de récits et d’usages que l’on rassemble trop commodément sous ce terme, reste plus que jamais à explorer comme graphe des imaginaires sociaux européens contemporains.
Notes
1 Forshaw Barry, Euronoir, The Pocket Essential Guide to European Crime Fiction, Film & TV, Pocket Essentials, 2014.
2 Ce numéro de Belphégor prend place dans un bouquet de publications scientifiques — déjà disponibles ou à paraître incessamment — issues directement des recherches menées dans le cadre du projet européen H2020 DETECt « Detecting Transcultural Identity in European Popular Crime Narratives » qui, comme son intitulé l’indique, prend le parti de considérer les fictions criminelles européennes postérieures à la chute du Mur de Berlin comme un graphe symbolique de la mutation des identités individuelles et collectives dans un espace européen traversé par les turbulences de l’Histoire. Voir https://www.detect-project.eu Plus spécifiquement, eu égard à sa thématique, ce dossier constitue un pendant et un complément du volume 22 de la revue en ligne danoise Akademisk Kvarter/ Academic Quarter, paru au printemps 2021, sous le titre « Glocality and Cosmopolitanism in European Crime Narratives » et sous la direction de Monica Dall’Asta, Natacha Levet et Federico Pagello. On peut toutefois aussi le considérer à certains égards comme un prolongement, critique et réflexif, des discussions ouvertes au sein du consortium des 18 partenaires DETECt à l’occasion du colloque international d’Aalborg des 30 septembre, 1er et 2 octobre 2019 « Euronoir. Producers, distributors and audiences of European crime narratives », colloque où certaines des contributions du présent numéro ont d’ailleurs été présentées dans une version d’étape.
3 Christophe Charle, « Comparaisons et transfert en histoire culturelle de l’Europe. Quelques réflexions propos de recherches récentes », Les cahiers Irice, 2010, n° 5.
4 Steiner, Ann : World Literature and the Book Market. In : Theo D’haen, David Damrosch and Djelal Kadir (eds.) The Routledge Companion to World Literature. London and New York, 2012.
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Référence électronique
Jacques Migozzi, « Introduction », Belphégor [En ligne], 20-1 | 2022, mis en ligne le 26 août 2022, consulté le 31 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/belphegor/4535 ; DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.4535
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